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Cet essai dresse le panorama des changements sociétaux de ces 50 dernières années et montre en quoi leur évolution menace l'exercice de la démocratie que nous connaissons. La place de l'individu, de ses opinions, de ses émotions est devenue le carburant de la société, rendant problématique le rapport que chacun entretien avec ses semblables, rapport dont l'harmonie est indispensable à l'existence d'une société. Transition ou fracture ? Difficulté majeure, en tout cas pour la démocratie, qui, sans cette harmonie fondée sur des valeurs collectives partagées, n'est plus qu'une barque qui dérive au gré des caprices des hommes.

 

L'individualisme

L'individualisme a pris de nos jours des proportions inconnues avant les années 1960. Désir de liberté, certes, mais aussi séparation de ses semblables. La société devient alors le prestataire de services, aussi doux et protecteur que possible, où peut s'exercer cet asservissement au moi. Souci de soi, de son accomplissement, de son bien-être, de son développement personnel. Ce que je ressens devient ma référence. Mon émotion est reine, ce que les médias renforcent en jouant avec. Les institutions n'ont d'autre gloire que de me protéger et de me nourrir. En attestent les inquiétudes dont on parle le plus : santé, crainte d'à peu près tout ce qui change, droits de n'importe quoi ; et compassion pour tous ceux qui n'en bénéficient pas. D'espace public, il n'en existe plus. Le forum politique est fermé, remplacé par un supermarché. C'est pour la vie politique un profond chambardement qu'un changement d'homme au pouvoir ne modifiera pas. Le changement est profond. Mais, comment en sommes-nous arrivés là ?
"Comment ?" est bien le sujet. "Pourquoi ?" est évidemment la question dont la réponse manque à ce livre. Un tel changement, d'ailleurs général dans les pays développés, doit avoir une logique. Le remplacement des valeurs collectives comme fondements de l'ordre social par ce que "Je" ressens comme juste ou bien est en effet un bouleversement. Cela peut-il fonder un ordre ? Question, là aussi, sans réponse. Alors, contentons-nous du "comment ?".

Education

L'école d'abord, qui a propagé cet individualisme forcené : découvrir, s'exprimer, former son jugement, parfait, mais sur quelle base ? L'école ne transmet plus les valeurs collectives (histoire, littérature, arts, etc.) et l'enfant reste face à lui-même et ses instincts un peu pondérés par sa famille (moins présente) et le hasard des rencontres et des écrans, qui ne véhiculent pas que des vertus collectives ni l'apprentissage de la responsabilité qu'une telle dépendance de soi seul devrait impliquer. Notons aussi au passage qu'une telle autoconstruction dès le plus jeune âge rend caduc le passage à l'âge adulte dont le sens même (celui de la responsabilité de soi) est vidé de sens. Les éternels ados en témoignent.

Le travail

La préparation au travail est évidemment la parente pauvre de ce processus scolaire d'affirmation de soi, alors que l'emploi requiert tout le contraire, l'entreprise étant une sorte de mini-société, où les rapports humains et la coopération sont essentiels. Le moi est destiné à y prendre des coups... Quant au travail lui-même, il n'a plus guère de contenu autonome. Être une pièce dans un puzzle qu'on ne comprend pas ? Et pourtant, pour beaucoup, cette présence au travail est le lien social majeur d'une vie ! Plus d'armée, plus de colonies de vacances, plus de catéchisme, plus de scouts, plus de militantisme, presque plus rien qui réunisse des individus pour une tâche collective ni à un rapport concret aux autres. Alors si on tient tant à son emploi, ce n'est peut-être pas uniquement pour ce qu'on y accomplit.

La culture

La connaissance de la culture, populaire ou plus élitiste, n'est plus d'actualité ; le mot lui-même va à la dérive, vaguement associé à la fête, l'animation. Or, devant la solitude, les difficultés, voire les craintes, n'est-ce pas un beau texte, une oeuvre d'art, une mélodie qui peut, mieux que tout, nous accompagner ? Que faire si tout cela est ignoré, ou pire, relativisé dans le "tout est culture" où tout se vaut ? Confusion démagogique à la mode, qui prive nos générations de cet irremplaçable nectar qu'est la culture qui se mérite et qui réenchante le monde.

Religions

La religiosité ambiante (mais attention : là aussi tout se vaut !) ouvre la porte à des transcendances de bazar, certes à la portée de toutes les bourses et de tous les engagements, mais que le temps n'a pas façonnées. Bouddhisme instantané, écologisme salvateur, thérapies révélées et autres prêchi-prêcha nous entourent ! Ces religiosités ont cette immense vertu que chacun peut construire la sienne, ce qui colle parfaitement avec l'ambition totalitaire du "moi". Encore une façon de s'écarter des autres. Pauvre démocratie, bien oubliée dans ses exigences collectives et dans sa demande de raison. Le libéralisme, en revanche, qui exploite mieux que tout autre système l'énergie créatrice du moi, a surfé sur la vague. Mais où nous a-t-il conduits ? Bien-être, certes, mais anomie politique. Encore une fois, soyons conscients que le changement est dans les têtes et que les dirigeants n'ont et n'auront que peu de marge de manoeuvre en temps de paix.

Malaise dans la démocratie ?

L'auteur déplore cet angélisme ambiant qui a permis l'expression de cette déstructuration du collectif au bénéfice de l'individu grâce à une période de prospérité extraordinaire, laissant croire que le citoyen n'avait plus rien à dire ou faire, sauf à réclamer sa part personnelle. Son sentiment que cela ne peut pas durer éternellement sans conséquence est sans doute juste. Il invite à en prendre conscience face aux craquements perceptibles. J'ajouterais ma crainte que nous ayons construit, en même temps que cette prospérité, une bombe à retardement qu'est la monnaie, dont 3% environ seulement servent à l'économie réelle. Hitler a été amené par les brouettes de Deutsche Mark et le chômage. Les populismes prolifèrent à nouveau autour de nous, dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils ont de la buée sur leurs lunettes. Oui, il y a un malaise dans la démocratie.

Stock (2016) - 267 pages