pirsig zen motocyclettes

 

Un étrange récit de voyage d'un homme aliéné, tant de l'amour des autres et en particulier de son fils de 10 ans, que de lui même. Mais ce voyage, souvent sinistre, n'en est pas un au sens propre. C'est une recherche désespérée de cet homme de retrouver les bribes de ce qu'a été son "moi d'avant" qu'il appelle Phèdre, sa pensée, avant les électro-chocs salvateurs. C'est aussi, secondairement, une tentative de créer une saine relation avec ce fils instable. Effrayant ? Oui, certes. Mais je crois que ce livre mérite d'être lu, je dirais mérite l'effort de l'être, car il touche du doigt des problèmes réels de notre époque et parce qu'il rouvre des voies de la pensée que le temps a largement oubliées.

 

Le titre, d'abord

Il est fait pour intriguer, certes, mais il résume assez bien le tout. Il nous dit qu'il y a dans l'attention profonde à toute tâche, quelle qu'elle soit, même sans noblesse particulière, mais où l'on s'engage en totalité, où l'on s'identifie avec la tâche, une voie qui peut conduire à la sagesse, si l'on sait éviter la limite où cet engagement intime devient obsession et peut conduire à la folie. Après avoir vécu cette seconde face de l'alternative, l'auteur sait de quoi il parle. C'est au fond une approche orientale de la sagesse, que je ne qualifierais pas de "zen", mais plutôt de taoïste réintégrant le sujet dans l'unité du monde et ses actes dans sa loi. Ce que confirment d'ailleurs les nombreuses remarques de RP concernant la non-séparation entre lui et sa moto quand il la règle. Les deux ne font plus qu'un et c'est pourquoi il acquiert ce sens profond de ce qu'il convient de faire et que la raison ne suffirait pas seule à faire naître.

La raison et son usage

Ce livre est avant tout, en effet, une mise en question de la raison, illustrée par le savoir scientifique. Une recherche philosophique que le "moi d'avant" de professeur d'université en rhétorique avait érigée en sujet de recherche personnelle. Pourquoi, vis-à-vis du savoir scientifique, tant d'individus manifestent-ils de l'indifférence ou pire, de la haine ? RP prend pour exemple dans son récit un couple d'amis : favorable à la technologie de pointe, mais en refusant de savoir comment elle fonctionne, jusqu'au mépris. Cette attitude, dit RP est une aliénation, une vision "romantique" et globalisante du monde (je dirais orientale) fondée sur l'émotion, qu'il oppose à ce qui a été la force "classique" de l'Occident jusqu'ici, l'analyse par la raison des structures internes des choses et des faits constatés, à l'origine du savoir scientifique.

Notons au passage, en effet, qu'aucune découverte scientifique n'a jamais procédé de la pensée orientale. Elle a certes d'autres qualités, mais sa volonté de replacer dans le grand tout sa conscience du monde lui a interdit toute découverte scientifique, qui procède par découpage extrême, atomisation du monde observé et mathématisation des structures détectées. Einstein n'aurait jamais pu être asiatique...

L'humanité divisée

Devant cette division des hommes face à la raison, qu'il rend responsable du malaise actuel des civilisations, Phèdre pressent qu'il y a une réconciliation possible, que la recherche philosophique peut lui fournir. Pour faire bref (les longues méditations sur le sujet, faisant appel au gratin de la philosophie occidentale peuvent rebuter un lecteur peu au fait !), seul un principe supérieur leur rendra leur unité, en englobant les deux positions et en les contraignant en en les affinant. Il l'appelle la "Qualité" faisant ainsi référence à une recherche de valeur humaine positive à toutes nos actions en les inscrivant dans la logique globale des lois du monde. Le Tao ? Phèdre/RP perdra la raison (qu'il recherchait !) à vouloir définir cette Qualité, tant elle reste insaisissable et en même temps désirable pour lui. Comme disait Lao-Tseu, "Tao qui se peut enseigner n'est point l'immuable Tao"... Alors ?

Qu'en penser ?

Je me permettrai une remarque sur cet aspect du livre. L'Orient est aussi une mode et ce livre est naïf de prendre pour une découverte un nouvel avatar de cette philosophie du "non-agir", assez stérile à mes yeux. Elle n'appartient pas à notre civilisation et à ce qui fait sa grandeur et sa force. J'ai la même réserve pour nos religions monothéistes, importées d'un Orient plus proche, mais aussi globalisant et fondant les faits et les actes dans une stérilité nommée Dieu, qui englobe mais n'explique rien, donnant l'illusion d'une solution facile à nos vies, à condition d'en sortir. Certains cachent leur argent en Suisse, d'autres leur âme en Dieu... Fuite !

Il nous reste cette longue randonnée à moto, dure et éperdue comme une vie. Et cette solitude sans solution qu'incarnent tant le père que le fils. On peut y voir la valeur de ce roman, plutôt mal ficelé et sans intrigue autre que celle d'une pensée à la recherche d'elle-même. Et pourtant, cette errance ne nous laisse pas indifférents, même si elle se termine par un cri de victoire qui sonne faux.

Points P456 (1974) - 447 pages