Enriquez nuit
 
Si nous avons en nous une part insondable d'ombre, ce dont je ne doute pas, ma conviction est que notre intérêt est de la réprimer aussi profondément que possible pour lui éviter de nous diriger et de nous conduire au désastre. Je ne crois absolument pas à la vertu de la curiosité malsaine pour cet aspect irrationnel de notre être, fermement convaincu que "le sommeil de la raison engendre des monstres".
Dans l'Argentine de la dictature militaire, une puissante famille cultive un pouvoir obscur qui s'est mué en un "Ordre" qu'elle préside et dont les actes, pour nourrir ce pouvoir, vont jusqu'au sacrifice humain. Le récit de ces turpitudes, un peu complaisant, s'articule autour de la vie quotidienne de ce pays, tant de ses habitants, lointains immigrés européens, que de ses autochtones guaranis. Un dépaysement, certes, mais épicé d'un fantastique invraisemblable et malsain. A fuir.
 
Chacun sait que pour maintenir une société en ordre et en paix, il lui faut des Tables de la loi. Qu'elles soient issues du travail démocratique, de l'affirmation populaire violente, de la parole d'un dieu ou de la volonté d'un tyran. Mais seule la première méthode produit des lois rationnelles, révisables, les autres produisant des dogmes prétendus éternels, auxquels il est prescrit de se soumettre. Comme il est toujours tentant de croire, pour avancer dans l'incertain, ce qu'on appelle parfois "donner du sens", les foules sont souvent prêtes à se livrer à ces dogmes et à révérer leurs prêtres. C'est le cas ici, où une prétendue "Obscurité" est invoquée par un groupe de privilégiés de cette société qui jouent le grand jeu de l'initiation, de la possession, des cérémonies d'invocation, des sacrifices, etc. Et, bien entendu, ils ne manquent pas de prospects pour leur petite affaire, ce qui leur confère un considérable prestige. Malheureusement pour eux, ils y croient, comme croient à leur génie ceux qui réussissent. Ils espèrent même trouver l'immortalité au prix de sacrifices immondes !
 
Un des leurs, l'éminent médium (il y croit et son entourage aussi !), pressent la noirceur absolue de cette Obscurité qui conduit ses adeptes à des actes infâmes. Il va chercher à épargner son fils et va mettre en place les ressources que son fils lui-même mettra en œuvre. Mais il faudra pour cela une pirouette de l'écrivain qui utilisera des moyens aussi magiques que ceux de l'Obscurité pour s'en sortir... et 765 pages. Je ne me sens aucunement concerné par cette affaire qui flotte au-delà de ma sphère de compétences et flirte avec le débile, parfois drôle par ses excès.
 
Ce roman fantastique (gothique ?) contraint l'auteur à s'engager dans les chemins bourbeux d'un surnaturel créé de toutes pièces et à présenter comme des faits des situations délirantes, arrosées de sang. On frémirait si l'on pouvait y croire. C'est plutôt un sourire qui s'impose face à ces inventions folles et un peu ridicules, mais un sourire amer. Car au milieu de ce fatras, sont mélangées les exactions du régime dictatorial argentin qui ont eu, elles, le privilège de la réalité. Cela me gêne de voir confondre l'un et l'autre. De plus, cette fascination du mal, de la transgression et des détails poisseux d'actes infects bénéficie d'une certaine complaisance de la part de l'écrivain. C'est un peu trop pour moi.
 
Dommage, car le talent de conteur de cette femme est immense. En dépit de mes réserves (et des 765 pages !), je n'ai jamais envisagé d'arrêter. Sa scénographie des classes sociales, fort diverses, de la société argentine est remarquable. Espérons qu'elle saura un jour mettre son magnifique talent au service d'un roman qui ne se contente pas d'élucubrations faciles et un peu sales, mais que certains, s'ils manquent de jugement, peuvent prendre pour une réalité.
 
Editions du sous-sol (2019), 765 pages, hélàs !