kaplan revanche geographie

 

Nos analyses géopolitiques du monde  semblent souvent ignorer le poids de la géographie parmi les forces en jeu. Et pourtant, si on ne tient pas compte, par exemple, du fait qu'Afghanistan et Pakistan sont une seule et même entité géographique, on n'a qu'une vision incomplète de ce qui s'y passe. Souvenons-nous que les montagnes sont toujours là, même quand les dictateurs ont disparu et que les pays riches seront toujours situés sous des latitudes tempérées...

 

Pourquoi cet oubli ?

Trois facteurs y portent. D'abord une mondialisation des échanges qui peut laisser croire que les clivages géographiques perdent de leur importance. C'est à mes yeux la stratégie chinoise au Tibet, qui pourrait bien, un jour, être perturbée par la réalité géographique. D'autre part, les succès de la technologie peuvent aussi faire  illusion. Enfin, la longue période de paix qui a suivi la fin de l'Empire soviétique peut avoir donné l'illusion que notre système libéral savait maîtriser toutes les situations. Les résultats en Afghanistan et en Irak conduisent à plus de réalisme et à se poser la question des paramètres injustement négligés. La géographie, par ses contraintes intemporelles, en est un.

Un exemple

Pour aborder un sujet actuel, l'islam, il faut prendre en compte ses origines sur les terres pauvres et délaissées des puissances grecques et sanscrites. Héritage géographique, qui a laissé des traces dans ses coutumes et en a fait une religion de marchands et non de producteurs ou de créateurs. L'instabilité de ces pays, traversés ainsi par tous les courants, en résulte. Ce n'est pas lié à notre époque.

Un contexte international encore sauvage

Un autre élément-clé de la vie internationale est que, alors que l'État dispose (est-ce que cela va durer ?) du monopole de la force pour faire appliquer les lois dans les conflits internes, les rapports internationaux restent régis par la loi du plus fort. Un substitut à cette absence de justice armée supérieure est la dominance d'un État, en l'occurrence les USA, qui ont assuré l'ordre mondial de ces décennies, qu'on le pense juste ou non. Ce besoin d'une force régulatrice rejoint l'analyse de Hobbes, qui voyait dans l'anarchie la pire menace pesant sur les hommes. Cet ordre américain est-il, lui aussi, destiné à durer ?

Quelques sous-jacents géographiques forts

Autre vision intéressante, celle de Mackinder qui rappelle que l'Europe, protégée par son relief, a en partie formé son identité par son organisation de défense contre les invasions asiatiques. Elle s'engageait au 14e s. dans une Renaissance que la Russie, conquise par la Horde d'Or ne connaîtrait pas et dont, peut-être, elle souffre encore de nos jours.
Une autre distinction, faite par le même auteur, mérite considération. Il s'agit de celle qui existe entre une Europe de l'Ouest maritime et ouverte et une Europe de l'Est (essentiellement la Russie) enclavée dans ses terres et fermée. Etat de chose toujours actuel et qui fait toujours craindre à la Russie que sa frontière européenne soit un danger. D'où la nécessité de pays neutres entre ces deux blocs, ce que la Russie a toujours recherché pour sa sécurité. Souvenons-nous des "satellites" et aujourd'hui de l'insistance russe à éviter que l'Ukraine bascule dans l'OTAN. Sans oublier le rapide soutien allié à l'Allemagne à l'issue de la Seconde guerre pour faire rempart contre la Russie.

Et aujourd'hui ?

Les seconde et troisième parties de ce livre passent en revue les grandes parties du monde et les caractéristiques que la géographie impose à leurs stratégies :  Europe, Russie, Chine, Inde, Orient, USA et Mexique. L'auteur fait à la fois des prévisions et des propositions, trop complexes et trop nombreuses pour pouvoir être résumées ici, mais toujours dignes d'être notées. Les évolutions constatées permettent de penser que ces prévisions ont un sérieux ancrage dans le réel. Un bon exemple est celui de la Russie et de ses réactions vis-à-vis de l'Ukraine, une Russie qui, d'ailleurs, organise bien mal la séduction de sa façade pacifique. Notons en vrac quelques points forts :
- La frontière entre la Chine et les républiques d'Asie Centrale est artificielle.
- Même complémentaires, Inde et Chine ont des ambitions qui vont entrer en conflit.
- La Chine sait se rendre indispensable économiquement en Asie et fait de l'ombre à la présence des USA. Elle complète cette face commerciale par une face militaire et particulièrement navale, en plein développement.
- Pakistan et Afghanistan sont délimités (le sont-ils encore ?) par des frontières absurdes. Et l'un et l'autre font partie du monde indien, pouvant servir de bases à des actions toxiques pour l'Inde, du type Hamas ou Hezbollah. Cette crainte est un moteur clé de la politique internationale de l'Inde dont l'extrême diversité devient là un facteur de faiblesse.
- Au milieu d'un Moyen-Orient, vaste patchwork en partie artificiel, l'Iran apparaît comme un îlot de stabilité historique et géographique, capable d'étendre un ordre espéré dans cette région. Encore faut-il pour cela qu'il règle ses propres problèmes et domine ses propres craintes et redevienne "désirable". N'oublions pas qu'il est le seul Etat-nation de la région.
- La Turquie sait qu'elle ne fera sans doute jamais partie de l'Europe. Le reniement progressif des objectifs kémalistes lui donne une nouvelle posture dans la question du Moyen-Orient, récemment concrétisée par son soutien aux Palestiniens.
- Enfin, les USA doivent définir leur politique vis-à-vis d'une situation largement sous-estimée : le passage sous contrôle des cartels du nord du Mexique et la division en cours du pays. Ils ont, de plus, à gérer la lente pénétration mexicaine au sud...

Un livre dense qui ne se lit pas en une fois, pas toujours très bien écrit, foisonnant, touffu même. Et pourtant une matière digne de réflexion et qui apporte beaucoup à notre analyse du monde actuel. Souvenons-nous enfin cette remarque souvent faite que la paix ne résulte pas de la domination, mais de l'équilibre des forces. Sagesse diplomatique souvent résistible quand la domination est à portée de main !

 

Toucan (2014) - 524 pages