tellkamp tour

 

Quel livre ! Un rêve éveillé dans un monde encore proche, celui de la RDA, qui laisse aujourd'hui des traces profondes, pas seulement en Allemagne. Une superbe promenade balzacienne dans la société des 10 dernières années de cette RDA.

 

Un roman puissant.

Cette promenade est passionnante et soutient l'attention en dépit de ses presque mille pages et de son style bien particulier. Elle nous invite à accompagner un groupe humain (famille, amis, relations) dans sa vie quotidienne. Certes, ce groupe appartient à la classe moyenne supérieure. Mais cette appartenance le rend particulièrement interactif avec le monstre gris du socialisme totalitaire, car il est à la fois à sa merci, mais aussi capable de réfléchir et de ressentir combien il a prostitué sa liberté et le libre usage de sa raison à cette religion jalouse et exclusive, le "socialisme" idéologique totalitaire.

C'est d'ailleurs, à mes yeux, cette perte de raison partagée par tous ceux qui approchent le monstre qui fait l'incroyable force et l'originalité du roman. Chacun, à sa manière et d'autant plus qu'il est près du monstre, doit, pour vivre, relâcher ce trop-plein de folie qui l'étouffe. Le roman en fait son beurre.

Cette perte de raison a cependant deux conséquences graves.

D'abord, l'homme que la raison ne contrôle plus accepte la domination de ses pulsions fondamentales. Cruauté, violence, sadisme, s'installent, fruits de la pulsion de mort délivrée de ses entraves. La RDA ni en aura pas eu le monopole, mais elle l'appliquera à sa société civile (et sera en cela la soeur du nazisme) et non seulement aux situations exceptionnelles que sont les guerres qui canalisent plus ou moins bien cette pulsion. Alors, vivre près du monstre, c'est éviter au mieux ses coups, imprévisibles et cruels et lui vouer en apparence une dévotion sans limites. En apparence ? Pas tout à fait, car un rituel répété finit par configurer un esprit. Le roman ne manque pas de ces hommes qui, volontairement ou non, ont perdu leur capacité de jugement et se réfugient dans la dévotion pour ne pas devenir fous.

Ensuite, cela conduit à préférer l'illusion dogmatique à la raison dans des circonstances où les conséquences peuvent être mortelles. C'est ce qui se passera avec l'économie qui, comme dans les autres "socialismes scientifiques" conduira à la pénurie et ici et là, à la famine. Et, là comme ailleurs, quand une société perd le contrôle de son économie, elle engendre désespoir et révolte et, un jour, doit disparaître. Car il n'existe pas d'autre justification du pouvoir que la prospérité de ses citoyens. Le roman montre bien cette situation, le délabrement des infrastructures, la pénurie et l'accaparement des maigres richesses par les zélateurs du monstre.

Ce roman évite tout jugement explicite, sans doute pour conserver tout leur poids, toute leur force, aux nôtres. L'atmosphère de crainte, de suspicion est omniprésente dans ce monde gris, sale, pollué, menaçant, sans que l'auteur marque sa désapprobation. Les faits suffisent.

Rêve et réalité.

Le style, souvent onirique, laisse la pensée discursive des personnages s'envoler : poésie, souvenirs, rêves croisent des paysages d'usines en ruine, des locaux insalubres et la pénurie omniprésente. Et, malgré tout, la vie s'affirme, même si elle a perdu beaucoup d'espoir. C'est aussi ce qui rend ce roman attachant que d'avoir montré que chacun conservait une vie propre et des moments de bonheur, en dépit de l'obscurité tombée du ciel, que chacun voulait vivre, aimer, faire de la musique, écrire un livre, boire une bonne bière.

Un livre magnifique, témoin sensible d'un monde passé, mais dont le ferment est encore là et dont l'idéologie religieuse hante encore une partie de notre pensée politique, en France en 2012.

 

Bernard Grasset (2012)- 970 pages