harari_sapiens

 

Ce livre a 500 pages. L'histoire de l'humanité a 2,5 millions d'années. Même si certains détails manquent, on n'en voudra pas trop à YH. Et, outre quelques partis-pris et un peu de bavardage ici et là, ce livre est plein d'idées riches, de pistes à suivre et de synthèses utiles. Une réussite qui, évidemment, ne plaira pas à ceux qui croient détenir des "vérités" éternelles, car l'histoire de l'homme (l'espèce Homo) est avant tout une magnifique illustration de l'impermanence des choses.

L'articulation du propos se fait autour de 4 "révolutions" historiques, 4 époques où l'histoire humaine a pris des orientations nouvelles déterminantes, sans qu'un déterminisme inéluctable y ait d'ailleurs conduit. Mais, au-delà de cette face informative, YH procède à de nombreux hors-piste, sur des sujets divers qui le questionnent. Et c'est souvent passionnant. Par exemple : pourquoi le patriarcat a-t-il été la forme massivement dominante de l'organisation humaine, chez des groupes humains qui n'avaient aucun contact ? Et ses remarques sur l'équilibre nécessaire entre prêt bancaire et investissement montrent sa bonne connaissance du monde économique. Il y en a bien d'autres.

- La révolution cognitive, vers -70000. Homo commence à parler de choses qui n'existent pas, de réalités imaginaires (comme origine du monde et de ses chefs, nations, religions, etc.) de mythes partagés, qui permettront la constitution, autour de ces mythes, de groupes humains coopératifs beaucoup plus importants que ceux des tribus, qui dépassent difficilement 150 individus. De plus, à partir de cette époque, Sapiens colonise le monde sans compassion ni repentance. De 6 espèces Homo en -100000, Sapiens reste seul vers -30000. Il élimine pendant la même période 50% des espèces vivantes.

- La révolution agricole, vers -12000. Elle va permettre une certaine abondance, mais à un coût humain tel (travail épuisant, responsabilité du lendemain, stockage, développement de la prédation des richesses, etc.) qu'YH qualifie cette révolution d'escroquerie ! Mais en échange, Sapiens crée des surplus permettant l'entretien d'élites et de classes improductives au sens classique, telles que soldats, administratifs, dirigeants, clergés, etc. Les sociétés se structurent autour de mythes communs partagés. Surtout, l'évolution cesse de se faire par inscription dans les gènes, mais par une mémoire commune qui prendra peu à peu la forme de l'écriture. Cette évolution non-ADN est un prodigieux succès, au sens de son critère propre, qui est l'extension de l'ADN de l'espèce Homo Sapiens sur la planète.

- L'unification de l'humanité. D'une galaxie de groupes isolés, l'humanité passe progressivement à un état plus unitaire. De puissants facteurs y contribuent :

1- La création de la monnaie acceptée partout. De monnaie à valeur intrinsèque (métaux précieux, objets rares) elle deviendra sans valeur intrinsèque, reposant sur la confiance... et quelques contraintes.

2 - Le choix d'organisation humaine sous forme d'Empires qui sont depuis 2500 ans la forme la plus courante d'organisation. Ils rassemblent des cultures différentes et les imprègnent de valeurs et coutumes communes. ( note personnelle : C'est ainsi que s'est faite la France (sous le nom de royauté) ; nous le vivons encore en ce moment avec l'Europe, même si le terme aujourd'hui d'Empire, déprécié, n'est plus utilisé). Et la disparition de ces Empires se fait en général sans disparition de ses implants culturels (droit romain, par exemple).

3 - Des religions "surhumaines" à prétentions universalistes, depuis -1000. Les polythéismes, par essence tolérants, ont laissé place aux monothéismes plus fanatiques et meurtriers et incapables de donner un sens au "mal". Lesquels ont à leur tour été concurrencés par des religions "humaines" qui ont parfois fait pire (la race, le prolétaire, le libéralisme, les droits de l'homme, etc.). Toutes ces religions, appelées aussi idéologies, sont sans fondement biologique (quoi qu'en disent leurs zélateurs) et reposent sur des mythes partagés, puissants et unificateurs, puisque prétendus universels.

- La révolution scientifique, depuis le 19e siècle. Ce fut un choc pour les traditions religieuses ou autres, qui ignoraient leur ignorance et craignaient un savoir remettant en cause la stabilité du monde. Car avec la science, tout bouge et tout bougera dans un sens appelé le progrès, limité la vie sur terre et qui n'a que faire de messies et autres prophètes. Promesse qui, aujourd'hui, apparaît un peu imprudente... Le succès de cette révolution s'est fait en liaison (causale ?) avec 3 alliés majeurs :

1 - Les Empires européens qui ont donné à la curiosité les moyens de s'exercer. Encore fallait-il que cette curiosité existe et ce n'était pas le cas hors de l'Europe. L'esprit de découverte et de conquêtes a été consubstantiel à cette expansion de la culture européenne qui est la base du monde actuel.

2 - Le capitalisme, incroyable moteur de l'investissement et du progrès qui a, pour faire bref apporté, ici et maintenant, ce que les prophètes promettaient après la mort, rendant ainsi la richesse morale (Adam Smith). Mais n'y a-t-il pas un petit morceau d'enfer dans ce paradis ?

3 - L'industrie, outil de fabrication de cette valeur qui a bénéficié de matières premières et d'énergie bon marché, mais a transformé tout ce qui existe en matière transformable ou en machines.

Et la révolution, devenue permanente, continue : remplacement progressif par l'Etat et les marchés de tout ce qui était du domaine privé, paix des Nations qui ont perdu leur indépendance réelle face à la complexité du monde, structures familiales remplacées par des communautés imaginaires (entreprise, clubs, associations, partis, églises, etc.). Encore ne faut-il pas oublier, comme le précise bien YH, que ces révolutions successives sont à chaque fois le remplacement de réalités imaginaires mythiques par d'autres, mais jamais un pas vers un monde sans mythe structurant. Cela est-il une marche assurée vers le bonheur ? L'auteur en doute, car il constate que le bonheur est loin d'être une simple conséquence des conditions objectives d'existence.

Et l'Homo Sapiens dans tout ça ? En tant qu'espèce, il a été un conquérant d'une puissance exceptionnelle, mais en tant qu'individu, il a remis peu à peu le soin de son destin à son groupe. De plus, il a coupé le fil de l'évolution naturelle, subie, pour y substituer son intelligence et ses désirs (ne plus souffrir, devenir plus beau, plus fort, plus intelligent, etc.). Peu à peu son savoir réparatif laisse place à une prévention par manipulation du génome préventive et améliorative. Le veut-il vraiment ? Et comme le dit l'auteur en conclusion : "Que voulons-nous vouloir ?". Fichue responsabilité !

Ce tableau est impressionnant, par sa vue globale de ce que notre espèce a fait en 70000 ans. Certains points de vue sont parfois abrupts, contestables et le style, bien que facile et parfois enjoué, n'évite pas bavardage et banalités de temps en temps. Mais cette exposition en 500 pages des orientations majeures de l'espèce Homo est une superbe réussite. J'ai pour ma part été particulièrement sensible au chapitre sur la révolution cognitive qui a été la condition de tout ce qui a suivi et dont je n'avais pas mesuré l'importance. Une question, quand même. Pourquoi évoluons-nous ? Quel déséquilibre est sous-jacent à cette insatisfaction de la nature ?

Albin Michel (2015) - 505 pages