kissinger monde
 
Cet essai, écrit en 2014 par un diplomate américain éminent, est un chef-d'œuvre de lucidité sur nos capacités à bâtir un "ordre du monde". Tout, dans la modernité que nous nous sommes créée appelle pourtant des choix planétaires : santé, interdépendance des ressources, évolution climatique, finance, menaces nucléaires, etc. Or, l'ordre actuel, international et fondé sur l'équilibre de nations indépendantes, n'est pas mondial, en ce sens qu'il favorise les choix nationaux des plus forts et non l'intérêt général du monde. L'auteur nous offre ici à la fois un historique remarquable de ce qu'ont été dans le monde les ordres jugés légitimes des régions et les pouvoirs qu'elles se sont donnés pour les maintenir. Il constate aussi que l'ordre international actuel perd sa légitimité en même temps que l'Occident perd sa puissance relative. Un ordre mondial (et pas seulement international) est-il possible ? Quelles en seraient les conditions ? C'est l'objet de ce remarquable travail.
 
La première partie du livre analyse l'histoire européenne. C'est en effet l'Europe qui, avec le temps et l'expérience, a fondé la base des relations internationales qui existent aujourd'hui. Deux virages clés ont eu lieu.
Le premier est la dissociation d'une entité politique de l'homme ou la famille qui la dirige. C'est le traité de Westphalie en 1648 qui va mettre un terme à la guerre de 30 ans, dévastatrice, qui introduit cette notion d'État. L'État ainsi créé porte avec lui la légitimité et le droit en dernier recours.
La seconde a été, à la suite de la Révolution française, le concept de nation qui humanise l'État. Son succès, confirmé par le traité de Vienne au 19e siècle, conduira aux excès bien connus du 20e siècle dont une conséquence a été un affaiblissement de l'Europe, matériel et moral et dont elle ne se relèvera pas.
 
Un point essentiel, que l'auteur met remarquablement en évidence, est le mécanisme qui va régir la relation entre ces États pour maintenir la paix. L'auteur décrit alors l'équilibre auquel vont collaborer ces États, maniant à la fois légitimité et recours à la force. Subtil équilibre, fait de menaces, d'incertitudes et de promesses. C'est encore celui qui régit un monde formé d'États, mais dont la légitimité est remise en cause.
Elle l'est parce que ce système n'a pas évité les terribles guerres du 20e siècle, d'abord. Ensuite parce que certaines entités politiques ont acquis un pouvoir qui leur permet d'affirmer qu'existent d'autres voies d'équilibre du monde que celle des États souverains. Citons d'abord l'Islam, son rejet du pluralisme et son rêve d'unifier le monde sous une seule foi dont tout découle. Le pétrole n'y est pas pour rien. Citons aussi l'ordre chinois, le Tianxia, système d'allégeance à l'empire, dont un livre récent spéculait sur son extension au reste du monde. La puissance industrielle de la Chine en est le moteur. Il va sans dire que les ordres westphaliens, islamiques ou chinois sont des axes parallèles qui, comme on sait, ne se recoupent pas dans un univers euclidien. 
L'Amérique est le pays de l'écrivain et chacun connaît le rôle politique mondial, appuyé sur sa puissance économique, qu'elle a joué à la sortie de la 2e guerre mondiale. Là aussi (et déjà en 2014) les choses changent au point que l'auteur intitule un chapitre "Une hyperpuissance ambivalente". L'équilibre entre l'intérêt du pays et son souci de promouvoir ses valeurs de liberté et de démocratie dans le monde est un équilibre délicat dont les oscillations sont fortes. America first ? Et conserve-t-elle encore l'aura qu'elle a eue ?
 
Le livre montre bien que le monde, qui aspire par nécessité à un ordre global, est à un virage où aucune solution évidente ne s'impose, comme ce fut le cas quand l'Europe imposait son ordre "Westphalien" dont les faiblesses sont devenues visibles. Une période de troubles devra-t-elle être traversée pour accoucher d'un ordre acceptable nouveau ? La sagesse des hommes suffira-t-elle pour éviter le pire ? Ce livre, d'une immense qualité pour poser le problème et en faire l'analyse, n'a évidemment pas de solution toute prête. Nul n'avait, à ma connaissance, évoqué ces questions avec autant de pertinence.
 
Fayard (2014), 395 pages