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Ce livre bref, mais dense, apporte aux Occidentaux que nous sommes, une lumière sur les difficultés que nous pouvons rencontrer face au mode de pensée asiatique et plus précisément ici, chinois.

 

Les concepts duaux

Prenons un premier exemple. Depuis Platon, notre raisonnement occidental se construit sur des dualités fortes et en conflit, comme le monde des Idées (la perfection) et le monde humain (un reflet imparfait de ces Idées). La liste de semblables dualités, profondément inscrites en nous, est longue : âme/corps, vrai/faux, bien/mal, esprit/matière, etc.
Quand la Bible ou Descartes nous invitent à maîtriser le monde, c'est qu'une conception dualiste des choses le permet : l'homme peut agir sur le monde avec sa raison, car son esprit et son âme, si proche de la Vérité absolue, (le Bien des monothéismes) le rendent supérieur au monde matériel sur lequel il agit et donc en fait supposé ainsi distinct de lui. L'Occidental agit sur le monde.

En Chine, cette conception n'a pas cours. Rien n'y est dual avec cette arrière-pensée d'exclusion réciproque des deux pôles, mais tout est affaire d'oscillation entre eux. Il n'est pas, par exemple recherché d'éliminer le mal en faveur du bien, mais de renforcer le bien en faisant au mal la part la plus modeste possible. L'un sans l'autre ? Illusion. Tous les actes sont alors en recherche d'harmonie avec la présence de ces pôles, structurant le monde tel qu'il est. Rien n'existe qui n'est dans le monde, ici et maintenant. Le Chinois agit dans le monde en en respectant les lois qui en régissent l'harmonie.

Au fond, peut-être pourrait-on dire que l'Occidental est à la recherche de l'accomplissement du moi, que couronnera sa rédemption, quand le Chinois recherche l'accomplissement de la part d'universel de son moi.

Le temps

Un autre concept, par exemple, qui ne se discute pas dans la conscience occidentale est l'existence d'un temps qui s'écoule linéairement et baigne universellement toutes choses, même si la physique depuis un siècle a montré les limites de cette hypothèse. Les idées de l'origine du monde, de progrès et de l'action qui lui permet d'advenir, de création, à l'image des Dieux monothéistes, sont profondément présentes derrière nos pensées et nos actes.

L'univers chinois est beaucoup plus flottant vis-à-vis de ces notions. Le temps serait plutôt une série de blocs qui s'emboîtent à l'image des calendriers chinois (par ères limitées). D'où l'importance du présent, des circonstances qui encadrent chaque acte et qui enlèvent au passé conditionné par des circonstances qui ont changé, un poids bien moindre que chez l'Occidental et en tout cas de nature différente.

Il est impossible de reprendre ici les nombreux concepts analogues qui sont traités dans le livre. Il est cependant intéressant de noter à quel point les raisonnements que nous avons (il en est certainement de même pour les Chinois) sont inconsciemment imprégnés de présupposés culturels (dualisme, sens du temps linéaire, etc.) fort différents dans ces deux civilisations.. Nous en avons signalé deux, mais le livre en aborde bien d'autres, tout aussi significatifs.

La Chine évoluera-t-elle en conformité avec sa tradition ?

Une remarque personnelle pour conclure. Ce qui a été abordé là est l'essence d'une Chine avant qu'elle ne soit bousculée par la modernité du 19e. et 20e. siècles. C'était cette Chine moribonde en 1905, qui n'a pas participé à la révolution du savoir, figée dans son immobilité par ces doctrines du "non-agir", de l'indiscernabilité du moi et du monde, sans doute adaptées au monde ancien, mais ne donnant pas la clé du savoir scientifique, par essence dual et discriminant. La puissance occidentale y a été une révélation éblouissante, et l'a profondément transformée : asservissement, remplacement des empires millénaires par d'autres formes politiques jusqu'à la folie "Mao", industrialisation actuellement explosive, sortie de l'économie de la sphère privée pour entrer, comme chez nous, dans la sphère publique, etc.
Alors, la Chine prendra-t-elle ce bain de modernité en conformité à sa tradition, comme un nouvel élément d'environnement à ajouter à sa civilisation, sans la renier, ou bien jettera-t-elle le bébé avec l'eau du bain ? Nos enfants paieront le prix de la réponse à cette difficile question.

 

Cerf, La nuit surveillée (2005)- 148 pages