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Le Moyen-Orient, pas seulement arabe, occupe une place privilégiée chez tous ceux qui veulent comprendre notre monde actuel. Observer ce qui se passe ne suffit pas à comprendre ; l'histoire est là, qui a sa pesanteur et entraîne le présent. Encore faut-il la connaître assez pour faire sa part, ce qui, dans cette région du monde n'est ni facile ni souvent proposé par les chroniqueurs et échappe d'ailleurs en quasi totalité à nos "humanités".

 

Il ne faut pas croire non plus que ce monde possède sa trajectoire autonome. Il est, peut-être plus encore que tout autre, lié profondément à l'histoire du monde occidental : il cherche à échapper à l'Empire ottoman au 19ème siècle en prenant modèle sur l'Occident, comme le fait aussi cet Empire ottoman ; c'est la renaissance, la "Nahda", grosse de toutes les espérances mais qui sera déçue. La défaite de 1918 et l'odeur puissante du pétrole transformeront le Moyen-Orient en un terrain de conflits à connotation colonialiste. La fin de la guerre de 1940 après les révoltes arabes de l'entre-deux guerres verra ces pays nominalement indépendants, mais devant affronter tant leur propre construction que la blessure et la menace créées par l'imposition par la force de l'état d'Israël créé en 1948.

Ce livre pose sans complaisance ni honte la question des causes des échecs de ce monde à prendre efficacement son histoire en mains, comme par exemple :
- la confusion entretenue avec complaisance entre le monde musulman et le monde arabe, alors que les arabes représentent moins de la moitié du monde musulman, et l'illusion qu'avant l'Islam le monde arabe n'existait pas, ce que dément par exemple le règne de l'empereur romain Philippe l'Arabe (244-249),
- l'incapacité des nouveaux états à surmonter leurs divisions claniques internes pour se constituer en états modernes capables d'affronter la guerre mais aussi la paix et leur refuge dans des dictatures (alaouite en Syrie, baassiste en Irak, wahhabite en Arabie etc.), quand ce n'est pas le saut dans la guerre civile, comme au Liban,
- leur incapacité à utiliser intelligemment leurs ressources pétrolières pour investir et se constituer une véritable économie pour prendre la relève des honoraires du pétrole,
- l'échec des tentatives d'union de leurs forces, comme la RAU,
- l'échec des solutions mises en œuvre, toutes militaires et non politiques (ex. de Nasser, Sadate et Saddam Hussein), à leurs défis,
- la désunion coupable des états arabes quand ce n'est pas une forme d'indifférence, devant le drame palestinien,
- le refuge de certains hommes dans un islam mythique et illusoire qui repousse l'espoir déçu de la vie actuelle vers l'au-delà de la mort et conduit à jeter par dessus bord un élément de la richesse de ces pays, leur caractère multiculturel et multi-confessionnel.

C'est ce gâchis qui est ici le thème principal de ce livre, écrit à partir d'entretiens des trois auteurs, tous à leur manière spécialistes du Moyen-Orient. Non que ce Moyen-Orient manque des hommes conscients et formés, ni de ressources ; mais peut-être oublie-t-on qu'il a fallu à l'Europe des siècles pour se faire et qu'une modification profonde des comportements ne se décrète pas mais se façonne peu à peu.

Mais on doit aussi reconnaître que des occasions ont été manquées, par intérêt occidental (en particulier anglais, puis plus tardivement américain), par ignorance et naïveté (Wilson et le droit des peuples en 1918), cynisme politique (non respect des accords Sykes-Picot de 1916 par les anglais, non respect de l'accord avec Clémenceau par Faysal), trahison (Lord Balfour et son "foyer national juif" en 1917 qui sera le ferment de la haine encore vive du monde arabe vis à vis de l'Occident anglo-saxon), par exemple. Et, plus récemment, Nasser que l'Occident a rejeté pour son anticolonialisme qui heurtait français, américains et anglais, aurait peut-être eu la force de construire un véritable état moderne. Mais il a mal choisi son camp...et son traitement de la nationalisation du canal de Suez. Puis vint Sadate, perspicace, mais qui ne réussit pas à briser le front du refus des autres états arabes vis à vis d'Israël (Camp David en 1978). Enfin l'échec d'Oslo (1993).

Et au centre de cette histoire difficile, l'existence encore fragile de nos jour d'une Palestine passée au broyeur : d'un territoire musulman en 1915 (600000 musulmans, 85000 chrétiens et 60000 juifs) les occidentaux, portant en eux la honte d'Hitler, font en 1948 un état nouveau essentiellement fondé sur une race et une religion (la guerre ne nous a rien appris..), Israël, qui s'empresse de procéder au nettoyage ethnique (massacre de Deir Yassine par "l'Irgoun" de Begin en 1948). Cette histoire se prolonge, vérifiant pas à pas l'incapacité de la force à fonder une solution acceptable, et préparant sans doute le suicide à terme d'Israël, non sans avoir laissé une traînée de sang au Moyen-Orient, épuisé par ses efforts militaires, divisé jusqu'à la guerre civile (Liban 1975-1990) et plein de haine pour un Occident identifié aux USA, qui limite sa politique au soutien inconditionnel d'Israël, que les arabes considèrent comme "le prix qu'ils paient pour une faute qu'ils n'ont pas commise".

A la lecture de ce livre, on ne peut que se sentir peiné et inquiet. Il me semble que l'émergence d'une société apaisée a suivi historiquement la mise à l'écart de l'imaginaire religieux hors de la vie publique, l'émergence d'une conscience politique plus large que le clan, la race ou le "sang", et surtout la compétence à générer la prospérité. Aucun des protagonistes de cette partie du monde ne semble partager cette vision, ni les états arabes au mieux féodaux, ni Israël qui porte plus que quiconque le poids de l'histoire. Le pire est peut-être à venir...

Un livre essentiel.

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