zamiatine nous autresCe bref roman onirique est un hurlement presque halluciné d'un russe qui, déjà en 1920, avait saisi l'essence du totalitarisme. Et, puisqu'il voyait le triomphe de la raison dévoyée comme cause essentielle de ce malheur en gestation, il se méfie. C'est par le coeur, par la sensibilité qu'il tente de nous avertir du danger. Son livre, déjà à cette date, sera interdit.

Bien sûr, on voulait bâtir le paradis ; mais comme le dit EZ, "
au paradis on ne connaît ni le désir, ni la pitié, ni l'amour ; les saints sont opérés : on leur a enlevé l'imagination - et c'est uniquement pour cette raison qu'ils connaissent la béatitude'' et surtout "les anges sont les esclaves de Dieu''. Le mot est lâché : un paradis, en particulier totalitaire, ne se conçoit pas sans une totale servitude de ceux qui le peuplent à leur "bienfaiteur". Dieu n'est pas un objet démocratique et Lénine non plus. EZ nous fait toucher du doigt par des scènes souvent brèves à quelle point cette béatitude servile (en grande partie volontaire, voir La Boétie !) et pétrifiée peut être ressentie comme proche du bonheur. En sommes-nous d'ailleurs si loin, dans notre moderne volonté d'arrêter le temps avec nos "principes de précaution'', notre immobilisme politique de gauche comme de droite, notre défense des acquis, de nos modèles sociaux hors d'âge, notre crainte de tout ce qui pourrait changer : nucléaire, OGM, grippe aviaire, nanotechnologies, etc. ?

Au delà de l'admiration qu'on peut avoir pour EZ qui avait pressenti le contenu réel d'un rêve qui deviendrait un cauchemar, il me semble qu'il faut aussi saluer l'originalité de son art du roman. Nul ne sait avec certitude si ce qui nous est conté est un rêve ou la réalité. L'avenir n'est-il d'ailleurs pas perçu par nous qu'à travers nos pensées, nos rêves justement ? EZ en fait un subtil dosage qui, avec moins de talent, pourrait dériver vers l'incohérent, mais qui ici reste humain, sensible et nous touche.

Que ce héros décervelé qui par instants retrouve des bribes de sa liberté de décider, et donc son humanité, reste pour nous le rappel qu'existe un risque, mais aussi qu'il reste toujours une ressource, un espoir.

EZ qui a réussi là un chef d'oeuvre, servira de modèle à Huxley (Le meilleur des mondes) et à Orwell (1984). Sans doute trahit-il beaucoup de pessimisme dans la conclusion de son roman. Espérons qu'il a tort.


Editions L'imaginaire Gallimard (1971) - 220 pages