horvath dieuÖdön von Horváth (OH) (1901-1938) vivait à l'époque de la montée du nazisme en Autriche. Il a vu venir le pire ; il fut d'une lucidité sans faille, mais ne disposait que du pouvoir de sa parole. Ce fut le cas de bien des intellectuels, qui depuis la fin des années 20, en dépit de leur impuissance, dérangeaient et le payèrent de leur exil et parfois de leur vie (Thomas Mann, son frère Heinrich et ses fils, Stephan Zweig, Arthur Schnitzler, etc.). Son autre roman, "Un fils de notre temps", aborde cette même lucidité impuissante et dévastatrice.

Ici OH tente de saisir le mécanisme qui entraîne avec tant de séduction cette jeunesse "sans dieu", sans qu'elle rencontre d'obstacle ni de correction à sa dérive. Le livre fut écrit en 1937. On retrouvera ce que l'on sait déjà par ailleurs : un fond de racisme européen, exprimé dans le monde germanique par la glorification de la "race", une appartenance ici à cette race, ce clan, où tout ce qui n'est pas bon pour le clan doit être détruit, une exaltation de la jeunesse et de la force au détriment de la raison, enfin tout ce qui a nourri ici nazisme, ailleurs communisme, au cours de notre siècle passé. Une humanité en délire, qui se nourrit d'illusions d'absolu au nom de ses idées et oublie l'expérience humaine apportée par l'histoire, la modération, le sens du juste.

Je tenterai ici une interprétation du titre, assez mystérieux. Sans dieu ? Il me semble justement qu'OH appelle "dieu" ce qui serait un contre-feu à ces idéologies noires : un sens du juste, du réel, du vrai ("Gott ist die Wahreit"), cette longue expérience des générations résumée dans des commandements moraux qui s'intègrent si bien à notre esprit qu'ils sont, là, à chaque instant, conscience vigilante qui évite le pire. Ce qu'OH veut alors dire, sans doute, est que le monde où il vit n'éduque plus les jeunes moralement (et si peu dans les principes de religion) qu'en face de la séduction mortifère des idées simples, ils ne peuvent plus que succomber. Il ne croit pas en dieu, mais au symbole de sagesse humaine que son nom signifie. Il ne rêve plus que ces hommes perdus s'amendent ; il rêve qu'un jour ils doutent.

Ce livre dénonce aussi la dérive "plébéienne" du monde où les valeurs du clan (la race, la classe) se substituent aux valeurs d'humanité. C'est aussi ce que sentait Hannah Arendt dans "La condition de l'homme moderne" en montrant la montée progressive des valeurs du travail (l'action, dit-elle) au détriment des autres. Il montre enfin les moyens de coercition utilisés par ceux qui ont le pouvoir et défendent les idées nouvelles : coule toi dans le moule ou tu perds ton job et tes ressources. Certains avaient le courage de refuser un tel marché et de s'exiler ; tous ne le pouvaient évidemment pas. Je n'approuve pas qu'on parle alors de lâcheté pour tous ceux qui se pliaient en silence aux dogmes noirs ou rouges. L'homme vit aussi de pain.

Ce livre reste cependant un roman, dont l'intrigue est menée comme au théâtre, avec, peut-être, une fin un peu longue. Mais le style, vif comme la pensée, souvent ironique, est un régal.
Editions Christian Bourgeois (1988) - 200 pages