farrell hamnet
 
On quitte ce roman écrit en 2020 la gorge serrée, conscients d'avoir côtoyé quelque chose d'éternel, d'absolument humain. Le talent de conteuse de l'auteur est tel que chaque mot, chaque ponctuation, est une porte qui s'ouvre et qu'il faut franchir, une allée qu'il faut parcourir, dussions-nous y rencontrer l'indicible. C'est de nous qu'il est question, non de notre personne, mais de notre essence, de notre nature d'être qui aime, qui échange, qui souffre. L'auteur nous entraîne et nous dit : contemple ce miroir et traverse-le ; tu es peut-être derrière lui, où tu t'attends.
 
La note fondamentale est donnée par la vibration d'une âme solitaire et forte, celle de la femme de William Shakespeare, Agnès. Elle doit écrire sa partition, fort peu conventionnelle, en accord avec ses dons de voyante, de guérisseuse et avec son savoir d'herboriste de plantes médicinales. Autant dire que l'harmonie avec le village est fragile, quelle que soit la qualité de la mélodie qui émane d'elle, mélodie qui est la structure même du roman. Son mariage lui apportera une fille puis des jumeaux, dont Hamnet, son fils unique, que la peste emporte à l'âge de 11 ans. Elle va ressentir cette perte comme un viol intolérable, au-delà du chagrin qu'elle entraîne.
 
C'est alors que le roman atteint une intensité exceptionnelle qui ira croissant jusqu'à sa conclusion, intensité presque éprouvante pour le lecteur. Agnès perd confiance en elle, alors qu'elle croyait tout prévoir, mais n'a pas vu venir l'épreuve. Son mari construit une carrière loin d'elle à Londres, où son succès naissant exige qu'il y consacre sa vie. Agnès est seule à Stratford-Upon-Avon, noyée dans sa peine et sa solitude. L'opulence qu'elle connaîtra, liée au succès de son mari, détournera un peu son attention de son chagrin sans l'amoindrir. Elle découvrira enfin que son mari, plongé comme elle dans l'affliction, saura lui aussi la tenir en respect grâce à son art, en écrivant et en interprétant "Hamlet" à Londres.
 
Ce résumé rapide ne laisse pas percevoir que le roman fait l'objet d'une écriture poétique, superbement traduite. Cette intrigue historique romancée se déroule comme un conte où les détails du paysage, des comportements des personnages, les actes minuscules de la vie plongent le lecteur dans une réalité qui le subjugue. N'est-ce pas un cadeau merveilleux que nous fait l'auteur de nous remettre dans l'état de symbiose avec un récit que nous connaissions, enfants, quand nous étions amoureux de la princesse, terrorisés par l'ogre, mais vaillants comme le beau prince ? Ce roman réussit cette prouesse. Sans doute, parfois, l'écrivain s'autorise-t-il un peu trop à montrer son talent de conteur ? On le lui pardonnera pour le cadeau qu'il nous fait avec cette œuvre.
 
Belfond (2020), 360 pages