kepel chaos
 
Sans doute, comme moi, êtes-vous perplexes face à la complexité des événements qui ont lieu depuis près de vingt ans au Moyen-Orient. Perplexes et inquiets aussi, car leur portée est devenue mondiale. Syrie, Liban, Iran, Arabie Saoudite, Yémen, Libye, Irak, Qatar, Palestine, mais aussi Tunisie, Egypte, Algérie sont dans la tourmente, pour ne parler que d'eux. Et quel rôle jouent les grands parrains tels que les USA, Israël, la France, la Russie, entre autres ? Et l'Islam (ou plutôt les Islams), comment interfèrent-ils ? C'est ce que ce livre veut nous aider à dénouer en dégageant d'une analyse historique serrée les lignes de force présentes. La lecture requiert certes une attention soutenue, mais apporte au lecteur un bagage réel pour comprendre une des composantes majeures de notre situation internationale. C'est un document de référence, impossible à résumer brièvement, mais dont quelques points forts peuvent être dégagés.
 
Mentionnons d'abord le poids qu'a la conception religieuse de l'ordre du monde de ces peuples musulmans, proche de celle que nous avions en Europe au 18e siècle, après le traité de Westphalie. D'autant plus que l'histoire, à la suite des tentatives calamiteuses des régimes locaux "laïcs", a laissé dominer les versions rigoristes de l'Islam, sunnite en Arabie Saoudite et ses pays amis, chiite en Iran. Or ces deux religions sont incompatibles entre elles (la "Fitna", titre d'un autre livre de l'auteur) et la haine qu'elles se portent mutuellement ne peut pas être surestimée dans les causes des conflits en cours. A cette guerre religieuse s'ajoute une composante ethnique essentielle : Arabes contre Perses. Rien ne permet aujourd'hui de penser que cette haine trouve un répit. Elle est même, au contraire largement exploitée par l'Arabie Saoudite et l'Iran, l'un et l'autre prétendant à l'hégémonie sur le monde musulman et islamisant à outrance la politique dans la région. A cela s'ajoute aujourd'hui l'islamisation progressive des immigrés européens, dont nous avons à pâtir et qui n'a pas reçu l'attention ni les soins voulus des dirigeants européens, dont l'apparente tolérance révèle en fait incompétence et, sans doute, lâcheté. En revanche, il semble pourtant, parfois, que la soumission de l'ordre civil à l'ordre divin défini par le Coran commence à montrer ses limites institutionnelles aux yeux de certains dirigeants arabes. 
 
Évoquons brièvement également les fractures internes au sunnisme (wahhabisme, Salafisme, Frères musulmans, etc.) qui compliquent l'analyse et sont l'objet de conflits internes sanglants. 
 
Notons aussi le prodigieux enrichissement pétrolier qui a permis à l'Iran, mais surtout à l'Arabie Saoudite de vivre en rentiers et d'acheter la paix sociale, sans que leurs peuples travaillent et produisent bien et services, ni ressentent le besoin d'un ordre civil efficace. Cette manne a eu surtout pour conséquence de leur permettre de jouer un rôle international en finançant des groupes armés, comme Al-Qaïda ou le Hezbollah dont le poids n'est pas mince dans les conflits actuels. Peu à peu, grâce à ces ressources et à ces milices on a vu des différents propres à ces régions (comme Israël/Palestine) quitter la scène politique pour se reconstruire en guerre religieuse (le Hezbollah a remplacé l'OLP, par exemple). Or les circonstances économiques actuelles semblent indiquer la contraction progressive de cette manne. Quels soubresauts vont alors se produire ?
 
Ne négligeons pas non plus les interventions souvent militaires et sans perspective politique sérieuse menées par les USA, la France, la Grande-Bretagne. Une part du chaos actuel vient de là. La Russie, malgré ses ressources modestes (PIB inférieur à celui de l'Italie), se pense un destin mondial et ajoute ses propres interventions, en Syrie par exemple, avec une vision politique un peu plus précise que l'Occident, semble-t-il. Ce "grand jeu" n'est-il pas dangereux ? Sans parler du rôle du nouveau "Calife" d’Istanbul qui a les dents longues, mais des moyens limités (PIB de la moitié de celui de l'Italie) et qui réussit à se maintenir dans l'OTAN tout en conduisant son pays sur la voie de l'islamisation. Et, pour ajouter à l'instabilité d'une telle situation, la première puissance mondiale remplace la diplomatie par des propos de comptoir, le coup de rage et le tweet. Instable, non ?
 
A ces tendances générales s'ajoutent des situations locales que le livre prend soin de préciser. Elles sont même parfois déterminantes, comme la situation des Kurdes dans les conflits de Syrie et d'Irak. Pour ne parler que d'elle, la Syrie conjugue toutes les composantes de ce Moyen-Orient en train de chercher sa voie. Un équilibre y avait été trouvé qui a explosé. Un autre y est-il possible ?
 
Reprocher à ce livre de ne pas prédire l'évolution du Moyen-Orient dans les années à venir serait léger. Il est vrai qu'il ne prend aucun risque à ce sujet, ce qu'on peut comprendre. Il nous fournit par contre un corpus d'information et d'analyse exceptionnel. Nous avons ainsi le vocabulaire et un peu de grammaire. A nous, avec ces outils, de lire mieux que sans eux les événements à venir, dans lesquels l'auteur affirme que le Levant (Egypte, Syrie, Irak, Jordanie) devrait avoir un rôle diplomatique essentiel pour le retour à la stabilité dans la région.
 
Gallimard 2018 - 514 pages