Ce remarquable roman nous plonge dans l'impressionnisme en train de se faire à l'époque mouvementée de Napoléon II, de la révolution industrielle, de Haussmann, de la guerre de 1870 et de la Commune. L'auteur se concentre sur Édouard Manet, chef de file, à son corps défendant, du mouvement pictural qu'il incarne malgré lui. On aborde ici, dans un texte vif et agréable, ce monde passionnant de peintres, d'écrivains, de musiciens dans leur questionnement d'un siècle que l'on sous-estime souvent.
 
Manet avait fait le choix stratégique de rompre avec la doxa de la peinture classique de son temps, sans rompre avec le corps social des artistes. Il savait que la tyrannie du sujet était une impasse stérile et que l'émotion devant l'œuvre pouvait trouver un autre chemin, celui du jeu des formes et des couleurs, tel que le lisait la sensibilité, l'intelligence et l'expérience de chaque spectateur. Mais, pour autant, il refusait de voir une rupture à ce qu'il considérait comme une évolution. Le malentendu fut considérable, tant avec les classiques qui le rejetaient comme un fou, qu'avec ses propres amis dont il n'acceptait pas la propension à s'isoler et à se couper du monde des artistes qui ne partageaient pas encore leurs vues. Sa vie en fut profondément affectée, tant sa position, paradoxalement, l'isolait.
 
Il faut ajouter que Manet possédait au plus haut degré le sens des convenances et des hiérarchies sociales. Au point d'y sacrifier sa vie professionnelle, suspendue aux signes extérieurs du succès, autant que sa vie privée, fermée et stérile, structurée par ses renoncements. Seule comptait à ses yeux sa relation sociale, d'ailleurs réussie, avec ses amis artistes et un rapport aux femmes intense, mais généralement superficiel, sauf avec Berthe Morisot. Manet fut un dandy, enfermé dans son conformisme social, mais solitaire.
 
Notons au passage la très étonnante solidarité de ces artistes entre eux, que ce roman rapporte si bien. On pourrait craindre que leur découverte de l'"impression" conduise à des voies de pratiques aussi nombreuses que d'acteurs, et entraîne des divergences entre eux. Ce fut le cas, en effet, mais sans que cela nuise à leurs relations amicales personnelles ni à la solidarité dont ils surent faire preuve. Une solidarité humaine, qui avait préséance sur la divergence des styles.
 
Alors, laissons-nous emporter avec ce roman dans ce monde créatif, chaleureux et d'une grande richesse humaine. Laissons passer sous nos yeux ceux et celles que nous révérons comme des héros de ce temps, mais qui vivaient alors une vie fort difficile : Sisley, Monet, Berthe Morisot, Renoir, Cézanne, Degas, Pissaro et tant d'autres, tous possédés par le besoin de peindre, sans oublier Proust, Baudelaire ou Mallarmé !
Mais, peut-être Monet fut-il sage de comprendre, malgré son génie que ses pairs reconnaissaient, qu'il convenait, avec modestie, de préserver l'unité de son art avec celui des anciens et de refuser la rupture ?
 
Folio (2014), 490 pages