Écrit en 1839, ce livre est fascinant, mais parfois irritant. On est en tout état de cause obligé de rendre hommage à l'intuition de l'auteur qui a su pressentir dans la Russie de l'époque le germe du totalitarisme qu'elle est devenue, comme URSS. L'autocratie actuelle confirme la profondeur de l'implantation de ce mode politique dans l'esprit de cette société. De plus et peut-être surtout, ces "lettres de Russie" ont fait découvrir un pays dans ce qu'il avait de différent d'un Occident où le concept politique libéral prenait l'avantage. Récit fondateur, comme le fut celui de Tocqueville sur l'Amérique et l'institution démocratique au même moment. On lui pardonnera ainsi bien des affirmations faiblement circonstanciées et un souci moralisateur un peu encombrant.
 
Évacuons d'abord ces points. Custine va passer deux mois dans ce pays qu'il découvre et il veut aller vite. Il y constate une forme de pouvoir absolu et violent où seule la volonté du prince a cours, face à un peuple sans voix. La révolution n'y changera d'ailleurs rien ; elle renforcera même ce choix politique, qui préside encore aujourd'hui. La forme de "lettres" adressées à un correspondant imaginaire autorise l'auteur à s'exprimer très librement, sans prendre toujours le temps de réunir les faits et documents qui fondent son intuition. L'histoire montrera combien cette intuition était juste, même si les affirmations qui en découlent n'ont en rien le poids de démonstrations. De plus, il convient de rappeler combien Custine prenait soin de prendre des avis éclairés sur place, avis qui l'ont certainement influencé. Même si nous cuisinions ce plat d'une autre façon de nos jours, convenons qu'il reste savoureux !
 
Car il avait, en effet, perçu le caractère centralisé, vertical, de l'organisation politique de la Russie. Et il constatait que cette particularité n'avait rien d'un accident de parcours, mais était une constante de tous les pouvoirs russes, à toutes les époques antérieures. Il donne les limites des tentations répétées d'Occident de la Russie, qui n'inclura jamais cette liberté politique fondatrice de nos systèmes, ni la pluralité équilibrée des pouvoirs célébrée par Montesquieu et à la base des démocraties. Custine avait quitté la France inquiet de l'inefficacité pagailleuse de la liberté politique en action ; Il rentrera convaincu que l'efficacité autocratique est un leurre. Et pourtant, il ne savait pas encore combien cet esprit de liberté allait apporter de prospérité à cet Occident alors en recherche de démocratie. Quant à l'égalité qu'il constate en Russie, elle est réelle, mais c'est celle d'esclaves consentants et misérables.
 
On tirera un grand avantage de la lecture de la préface de Pierre Nora pour mieux comprendre l'écrivain et le contexte de ce livre qui fut, à son époque, un immense succès. Sa lecture aujourd'hui, quand la Russie en déclin veut compenser cela par un impérialisme violent, nous incite à craindre, comme le pensait Custine, que des constantes politiques et sociales existent chez certains groupes humains et qui structurent leurs choix historiques. Ceci met ainsi à mal un universalisme de la démocratie que l'on croyait devoir s'imposer facilement. Non, l'histoire n'est pas finie et la prise en compte de ces constantes dans les relations internationales est probablement un ingrédient incontournable de la stabilité et de la paix du monde à venir !
 
Folio classique 689, 414 pages