dick chateau
 
Je viens de relire ce livre avec plaisir et intérêt. Il m'avait marqué comme un roman virtuose, jouant en miroir un univers temporel dans un autre, les deux liés par des passages subtils et inattendus. La seconde lecture aura ajouté à cela, sans détruire l'apport de la première, la description romancée d'un orient, ici japonais, se frottant à la civilisation américaine du Nord. Description qui met en évidence un fossé perçu par l'auteur entre ces deux civilisations, si large et si profond, que probablement rien ne le comblera. Quant à l'intrigue, une uchronie où Allemagne et Japon se sont partagé le monde après leur victoire lors de la dernière guerre, elle suffit à elle seule à justifier la lecture du roman.
 
Deux scènes sont particulièrement éblouissantes. Celle, d'abord, du cadeau d'un bijou contemporain américain fait à un jeune dirigeant japonais. L'objet, d'un façonnage élégant et original n'a pour le japonais aucun sens et ne touche aucune corde de sa sensibilité. Mais le dire, ou simplement le faire comprendre est une injure grave à celui qui l'a offert dans le code social japonais ! L'issue de cette impasse est un chef-d'oeuvre qui témoigne de l'art de l'auteur et de sa connaissance du monde nippon.
L'autre scène est similaire, mais le japonais, détenteur de l'objet dont le sens lui échappe, veut dépasser son incompréhension. Il fait alors appel au plus profond de sa culture pour maîtriser la situation et sortir de l'impasse par le haut. La transposition à laquelle il se livre et qui le conduira loin, trop loin, est un autre chef-d'oeuvre littéraire étonnant.
 
L'uchronie, ce jeu avec le temps, est un domaine où l'auteur excelle. Son art est de nous transposer, non pas dans un futur plein de gadgets et de vaisseaux spatiaux, mais dans un passé qui a tourné en faveur de la barbarie nazie et qui étale ses fruits pourris. Le Japon y apparaît comme un moindre mal, où l'humanité conserve certains droits. Ce qui fera vite problème dans la relation entre le Japon et l'Allemagne.
Mais surtout, le monde que nous connaissons, où l'Axe a perdu la guerre, conserve sa présence à travers un livre écrit par un auteur retiré dans un "Haut Château". Cette uchronie au carré se construit presque sur la réalité que nous connaissons. Où se situe la réalité ? L'un ou l'autre, ou ni l'un ni l'autre ? Et si les deux étaient chacun un jeu aux paramètres fixés par le hasard des dés ? Ou, plus exactement, par un tirage au sort effectué dans un livre chinois, le "Yi King" ? Choisissez et sachez que, quelle que soit votre solution, ce sera la bonne...
 
Maintenant que tout est clair, laissez-vous prendre par la main pour traverser cet univers dont l'intrigue ne manque pas de bonds et de rebonds. Intrigue que vous pouvez rejouer en miroir, puisque la porte du temps qui se retourne sur lui-même est ouverte. Une passerelle, par exemple : l'antagonisme entre les vainqueurs ne rappelle-t-il pas celui entre les USA et l'URSS ? Et l'anéantissement de l'autre par des moyens vitrificateurs n'a-t-il pas été étudié par les USA ni par l'URSS en son temps ? On pourrait certainement continuer en mettant par exemple en parallèle le sentiment d'incompréhension entre les cultures japonaise et américaine du roman et celui qui a probablement saisi les Japonais quand ils ont dû se frotter aux Américains. 
 
Soyez assuré d'un bon moment de lecture avec ce roman remarquable, sans doute un des meilleurs de l'auteur !
 
J'ai Lu (1962) 381 pages