onfray raison sortileges

 

Le philosophe mélomane tente ici de fonder son attirance pour cet art de l'instant, la musique. Et il en profite pour nous dire mille autres choses sur le monde, tel qu'il le voit et l'apprécie. Passionnant, surtout si on partage son goût pour la musique !

 

MO récuse l'idéalisme et donc tout ce qui n'a pas ses racines dans notre jardin terrestre. C'est donc dans notre corps et dans la matérialité du "son organisé par une volonté", de la musique donc, qu'il va chercher ce qui nous lie à cet art fugitif. Les neurosciences permettent de penser que la vie et en particulier son apprentissage tisse une empreinte neuronale dans le cerveau, fondée sur nos plaisirs passés. La musique saurait alors réactiver, mettre en résonnance ces empreintes sonores et par là même les plaisirs originels. Ce qui a quelques conséquences.

La première, écrit MO, serait que si cette empreinte ne s'est pas faite, ou mal, par exemple brimée par une civilisation qui récuse les désirs et condamne les plaisirs terrestres, une certaine surdité à la musique est à attendre. Notre idéalisme judéo-chrétien, qui s'affirme grand contempteur des joies du corps et donc de la musique, aurait dû conduire à cette surdité. Comme on constate le contraire et que la musique polyphonique est un des sommets de toutes les civilisations de ce globe, je sauverai la thèse en proposant que le goût du plaisir soit plus prégnant chez l'homme que celui des "vérités" judéo-chrétiennes, si tant est qu'il en existe.

Il n'en reste pas moins que l'éducation, dès le plus jeune âge, est l'outil du développement de cette empreinte ("On ne trouve pas dans le grenier ce qui n'y aura pas été mis") et que la résonnance peut aller de l'absence de vibration ("je n'aime pas la musique", souvent complété par un "je n'y connais" rien) à un plaisir ineffable. MO exprime, vis-à-vis des premiers, une grande défiance que je partage, car il les voit animés par des pulsions qui sont bien éloignées de la pulsion de plaisir, victimes en cela de la haine qu'elle inspire aux idéalistes de tous poils et en particulier aux religions.

Une seconde est que la musique, comme tout art d'ailleurs, n'exprime rien ; elle est. Son interférence avec nous, récepteurs, est en grande partie conditionnée par notre empreinte, qui entre ou non en résonnance avec celle du compositeur. Nous lui donnons du sens, celui qui nous fait plaisir. Ce n'est pas elle qui en apporte. Les commentaires laborieux des musicologues sur le sens, souvent verbeux, rarement conclusifs, font penser que MO a raison. Une citation amusante de MO : "la musicologie est à la musique ce que la gynécologie est à l'amour". Croit-on , d'ailleurs, que les formules mathématiques auraient un sens si ne nous leur en donnions pas un, le nôtre ? Même combat.

Il serait vain de tenter de résumer le contenu foisonnant du livre. La vision de MO est cohérente, autour de cette rupture de la pensée qu'à incarnée Nietzsche, qui a désacralisé les "idoles" idéalistes (donc tous les idéaux externes à la caverne) et qui, au fond caractérise bien notre époque, du moins dans les sociétés développées. Le Beau en soi n'existe plus dit-il. Nous le vivons chaque jour, même si c'est parfois plus un problème. Comme disait Nietzsche, "l'esthétique n'est qu'une physiologie appliquée".

Il en profite aussi pour régler ses comptes avec les rameaux morts de l'histoire musicale (sérialisme, dodécaphonisme en particulier), la médiatisation toxique des interprètes, le rôle des "ratés de la culture au service de l'Etat", des tribus et de leurs cours, de la nullité de l'Education Nationale en matière de musique sans oublier la recherche de la "vérité" (sic) en musique, etc. Pessimisme ? Sans doute pas, mais constatation d'un changement. Hannah Arendt dans la "Condition de l'homme moderne" nous avait prévenus...

 

autrement (2013) - 189 pages