gruber trois concerts
 
Peu de romans m'ont touché comme celui-ci. La musique classique lui sert de domaine de référence, sans que celui-ci suppose, à la lecture, une quelconque intimité avec cet art. Plusieurs personnages, en particulier deux violoncellistes très intriqués, vont y trouver le terrain de leur destin. Ils y rencontreront parfois la gloire, parfois l'échec et l'humiliation, mais ils auront cherché en eux-mêmes toutes les ressources qu'ils étaient en mesure de produire. Leur triomphe nous émeut autant que leur fragilité. Ils représentent un peu, dans cet effort extrême de dépassement d'eux-mêmes pour un but si difficile à définir, l'image incarnée de notre existence dont la transcendance informulable qui l'entoure obsède tant de penseurs et d'écrits et conduit tant de comportements, sublimes ou odieux.
 
La musique ? C'est plutôt de son interprétation qu'il s'agit ici, de cette opération merveilleuse qui fait passer d'un signe à un son, à un ensemble de sons, plutôt. La maîtrise technique, bien qu'indispensable ne suffit pas : la musique est au-delà des sons, n'a pas de code et ne se révèle qu'à tâtons, comme l'optimisation d'un équilibre entre l'intention d'un compositeur et les sensibilités d'un interprète et de ceux qui l'écoutent. Pour avoir une chance d'y parvenir, la route est longue, ardue et pleine d'impasses, comme ce roman va magnifiquement nous le faire vivre. Un maître, ancien virtuose à la carrière interrompue brutalement et une élève presque autiste, mais exceptionnellement douée, se font face en relation d'amour-haine, à la recherche de ce qui conduit à la musique. La relation humaine qui s'établit alors est exigeante, tumultueuse, explosive parfois. C'est ce purgatoire qu'il faut vivre pour que l'initiation ait une chance de réussir. Même si cette recherche de la vérité musicale peut parfois paraître ici un peu romantique, la description offerte est d'un réalisme troublant, plein d'avancées, de reculs et d'interrogations. Aucun roman n'a, à ma connaissance, aussi bien que celui-ci décrit cette joute longue et périlleuse qui peut conduire à l'accomplissement de l'artiste et de l'individu.
 
Le concert devient alors l'épreuve révélatrice. Il est l'outil de mesure de cet équilibre recherché. Il peut être un moment d'exception où une résonance s'établit entre l'oeuvre si elle est riche, le jeu des musiciens et l'auditeur. Il peut être un agréable passe-temps sans profondeur. Il peut aussi révéler la faillite d'un des maillons de la chaîne, comme celle de l'interprète. Cet enjeu est considérable pour lui, qui y expose tout sans pouvoir dissimuler. Le livre va nous conduire dans ce parcours d'une intensité extrême en nous le faisant vivre, comme si notre propre existence était en cause. Jamais descriptif, le roman nous emporte en faisant jaillir en quelques phrases les émotions, les attentes, les inquiétudes et même l'angoisse des acteurs de ces instants fugaces. Je ne cacherai pas que j'ai parfois été bouleversé par l'intensité des sentiments que cet habile roman nous oblige à vivre.
 
Le style original de l'écrivain est pour beaucoup dans la force du livre. Les personnages principaux ne parlent pas, n'expriment rien, ne décrivent pas leur parcours. Le roman est au contraire construit comme un miroir qui les reflète et qui leur parle et les questionne au sens propre en les tutoyant. On ne peut s'empêcher de penser que ce miroir n'est autre que nous-mêmes qui, en nous adressant familièrement aux personnages, partageons intimement leur destin en un tête-à-tête exigeant, tendu et sans échappatoires. La puissance expressive de ce procédé m'enchante. Sa contrepartie est parfois une confusion pendant quelques lignes sur l'interlocuteur tutoyé. Ce qui ajoute une fragilité passagère à celle de la relation virtuelle aux personnages. Du grand art ! En outre, pour appâter notre curiosité, l'auteur glisse dans le flux du récit des instantanés d’événements à venir, souvent évoqués d'un mot, généralement ambigu. L'attente est créée...
 
Que vous aimiez ou non la musique, ce livre vous offre un merveilleux moment d'humanité à la recherche d'un accomplissement dont le but n'est pas accessible à la raison seule. Il s'agit là d'une initiation obtenue par un rapport prolongé et fort entre maître et élève. Cela mûrit hors du bruit de notre monde et n'a rien à voir avec les disciplines de contemplation ou des pratiques analogues largement célébrées, où le sujet est souvent engagé pour de courtes durées et plutôt passivement. Ici, l'engagement est total, quasi permanent et s'étale sur une vie dans une quête tendue. Au risque de se donner trop, car si Colette a raison, "le difficile ce n'est pas de donner, c'est de ne pas tout donner".
 
Phebus (2019), 588 pages