Un bon roman classique se déploie de telle façon que nous entrons dans la vie des personnages au point, pour certains, de prendre leur parti et de ressentir leurs émotions, comme si leurs expériences, leurs découvertes, leurs espoirs étaient les nôtres. Si devant leur échec et leur succès notre cœur, parfois, se serre, c'est que ce roman a réussi son pari et est vraiment bon. C'est ce que j'ai éprouvé à la lecture de cette histoire d'un jeune normand doué, issu d'une famille pauvre, un peu à la dérive et qui saura forger son destin pour atteindre un succès tant social que privé, et prendre sur la fatalité de sa naissance, la revanche qui fait le titre de ce livre. Et, au passage, nous saurons savourer la description de cette société campagnarde normande du 20e siècle, encore sous la coupe d'une morale chrétienne partagée, mais qui, dans l'ombre, se livre à des vilenies, inspirées par l'envie et le désir. Un roman "rural" très réussi.
Cette existence provinciale, nourrie de jalousies souterraines, d'actes cachés et de racisme de classe, était courante dans ces villages fermés où la surveillance mutuelle des habitants était la règle et le commérage, souvent désobligeant, la coutume. La violence n'était pas rare et des haines ancestrales tenaces s'y établissaient dont l'origine se perdait parfois dans le brouillard du passé. Chacun restait alors à sa place, sauf à réussir matériellement, ce qui n'était pas sans susciter jalousies et calomnies. C'est dans ce climat qu'est élevé "Roro", notre Morel, héros du roman. Père alcoolique et violent, mère au foyer aux espoirs déçus, sa vie sera difficile en dépit de son intelligence vive. Certains, plutôt libres-penseurs, dont un prêtre, et qui auront perçu son talent, auront à cœur de l'aider à suivre la voie des études pour échapper à la malédiction sociale.
Roro va donc entreprendre à la fois la découverte d'un monde qu'il ignore, dont les règles sont différentes de celles de son village et en même temps, il poursuivra ses études le conduisant à une brillante réussite. Mais le chemin est chaotique et semé d'embûches. De plus, en accord avec son âge, il lui faudra découvrir les vicissitudes de la vie amoureuse et les attentes bien différentes de ses partenaires. Il y laissera quelques plumes jusqu'à se sentir responsable du suicide d'une ancienne amie délaissée. L'intrigue se poursuit, pleine de rebondissements parfois tragiques, jusqu'à une issue que l'on attend avec avidité.
On notera que l'écriture simple et directe de l'auteur, pleine d'anecdotes, de traits d'humour, donne au roman une évidence qui construit la vraisemblance du récit. Nous sommes au cœur des hommes de cette Normandie d'alors, de ses coups fourrés, de ses vengeances salées, société qui, en dépit de cela, manifeste une cohésion profonde des acteurs, solidaires devant les coups durs. Un monde attachant qui a presque disparu devant l'industrialisation de la vie agricole et l'urbanisation. Un monde bouleversé par la déresponsabilisation de l'individu par la mainmise de l’État sur les leviers qu'il avait pour conduire sa vie, si importants dans le monde rural. On peut relire à ce sujet ce qu'en disait Hannah Arendt dans "Condition de l'homme moderne".
On notera également une forme d'accélération du rythme du roman au fur et à mesure de l’ascension sociale de Roro, qui explique la lenteur relative du début du texte. On en sort récompensé par un intérêt grandissant parallèle à l'évolution de l'intrigue. Que cela n'empêche pas le lecteur de savourer, pas à pas, les mille détails qui font la richesse du récit ! Encore une fois, voici un roman "rural" très réussi.
Éditions de l'Onde (2025), 325 pages