hoesli epopee siberienne
 
Ce livre, d'une richesse extraordinaire, est le récit de la conquête de la Sibérie et du Grand Nord par la Russie, du 16e au 20e siècle. C'est un livre d'histoire, mais en même temps un roman aux péripéties à rebondissements multiples et aux personnages bien campés, qui font que sa lecture en est un plaisir du début à la fin en dépit de sa taille. On y constatera ainsi que ce sont des individus aux convictions solides et aux désirs vertigineux qui donnent, en tout cas ici, l'impulsion aux actes qui auront fait basculer l'histoire, y compris sous la tyrannie soviétique.
 
Le livre est dans la foulée une histoire partielle de la Russie, d'Ivan le Terrible à Gorbatchev. Et cette histoire verra surgir quelques constantes déjà bien connues propres à ce pays. Citons, entre autres, la recherche d'une sécurité stratégique d'approvisionnement autant que militaire, une confiance réduite dans les vertus de la liberté individuelle, une inexpérience complète du fonctionnement démocratique, mais aussi une capacité à se projeter loin et haut, à résister au pire, soit-il le fait de l'homme ou de la nature et même de ne pas toujours subordonner ses actes au dogme économiste ambiant, ce qui lui vaudra d'ailleurs de solides déconvenues
 
Mais c'est avant tout le récit de l'épopée, haute en couleur et sans doute pas terminée, de la conquête et de la mise en valeur des richesses exceptionnelles de la Sibérie. Commencée par les chasseurs de gibier à fourrure à une époque où celle-ci valait son pesant d'or, elle s'est poursuivie par la découverte de richesses minières exceptionnelles et plus récemment de gigantesques réserves de gaz et de pétrole. Pour les valoriser, il aura fallu créer dans un paysage hostile des moyens de transport autres que des chariots et des barges et importer une main d’œuvre importante dans ces étendues presque inhabitées. Le recours au goulag, autre nom du servage et qui n'est pas une invention soviétique, y fut pratiqué largement, envoyant des hommes et leurs familles aux prétextes les moins justifiés pour exploiter ces découvertes dans des conditions de vie effroyables que le livre fait percevoir.
 
On notera que la Sibérie, cette terre de conquête, a eu un développement humain et social totalement différent de la mère patrie, faisant parfois penser à l'Ouest américain. Ces conquérants sont libres et responsables, risquant souvent leur fortune et leur vie. Ce sont des marchands, des scientifiques avides de découvertes, des officiers cherchant la gloire et même des gouverneurs audacieux, pas toujours respectueux des ordres, ni des hommes, ni de Dieu. Tout cela conduisit la Sibérie à un début de sécession, rapidement maté.
 
Ces percées dans un Est inconnu, dans un environnement  souvent hostile, se fera au début par terre, par les fleuves sibériens immenses et encore assez peu par la mer. Il faut noter que tout cela se réalisait sans cartes fiables. Déjà difficiles pour des explorateurs ces modes de locomotion apparurent vite insuffisants pour transporter les richesses du sol sibérien. En particulier, le besoin d'une flotte, tant de fret que militaire se fit très vite sentir. Mais les mers glacées du Nord n'allaient pas se laisser faire.
 
Ce livre est donc aussi le récit de la conquête des routes maritimes du Grand Nord qui devaient donner à la Russie l'ouverture toujours recherchée vers l'Atlantique à l'Ouest et le Pacifique à l'Est. D'immenses sacrifices y auront été consentis qui auront tous buté vers l'Est sur la rigueur implacable de la prise en glace des mers du Nord une part importante de l'année. On frémit aussi en pensant aux moyens dérisoires dont au 19e et au début du 20e siècle disposaient les navigateurs, qui l'ont, pour beaucoup, payé de leur vie. Et pourtant, grâce à eux, la Russie a réussi à assurer son empire sur les côtes pacifiques jusqu'au Japon, même si en 1905, la défaite de sa marine face à lui aurait pu remettre en cause les limites de l'Empire.
 
Une place importante est faite dans le récit aux chemins de fer qui ont été la clé du développement sibérien. Les obstacles à surmonter ont été immenses et les moyens de les surmonter sont ceux du 19e siècle : la pioche, la pelle et la barre à mine... Là encore, sans des hommes décidés à tout pour aboutir, comment les atermoiements des responsables politiques auraient-ils pu être surmontés ? Quant au financement de ces gigantesques chantiers, nous aurons eu la grande satisfaction d'y avoir contribué par les "Emprunts Russes" jamais remboursés.
 
Même si la Russie, qui vit aujourd'hui sans grande sagesse des richesses sibériennes, n'est peut-être pas votre premier centre de préoccupation, la lecture de ce livre sera un rare plaisir. La description, parfois palpitante, de ces épopées successives vaut largement certains romans primés, avec le "bonus" d'y découvrir une histoire que nous connaissons bien mal ! J'y trouve aussi une raison supplémentaire de penser que la Russie partage avec l'Europe beaucoup plus qu'il n'est communément admis. Un livre passionnant, du début à la fin !
 
Editions des Syrtes (2018), 830 pages