stifter homme posterite
 
On comprendra vite pourquoi ce livre, qui est un grand classique en Allemagne, est peu connu chez nous. C'est aussi ce qui en fait la valeur, car il apporte en quelques pages une incarnation romanesque aux concepts de patrie (ou terre maternelle) et de "droit du sang" (intégration par la descendance), caractéristiques de l'appartenance nationale en Allemagne et qui restent enracinés dans la culture du pays. Ce ne sont pas là les concepts usuels français, dominés par le "droit du sol" et le rapprochement avec nos voisins n'a pas fini de buter là-dessus. Ce roman est en même temps un classique du romantisme allemand du 19e siècle dont l'action, simple et presque rigide ne manque pas d'un charme désuet et évocateur d'un temps révolu.
 
Le héros de ce roman est un adolescent, particulièrement mûr pour son âge et qui doit quitter sa famille (adoptive) pour prendre un emploi loin de ceux qu'il aime. L'affaire ne se déroulera pas comme prévu. Il devra d'abord prendre quelques semaines avant sa prise de fonction pour rendre visite à un oncle inconnu qui le lui a demandé. Cette visite, toute nourrie d'affrontements, changera le cours de sa vie. Dans ce roman de "formation", un concept très prisé en Allemagne à cette époque, notre héros va, au long de cette aventure, affermir son jugement comme sa charge morale et commencer à devenir un homme indépendant. Un autre voyage, lui aussi de formation, qu'il devra accomplir aussitôt complétera cela. On peut s'étonner de la maturité dont il fait preuve tout au long de son aventure, mais on en comprendra mieux l'urgence lorsqu'on saura que l'espérance de vie d'un homme en 1850 était de 39 ans.
 
Le terme de "terre maternelle" a été utilisé dans l'introduction. L'attachement à cette terre est constitutif de la personne. Il n'y a pas de "maître de la nature" d'un côté et une nature scène de nos actes de l'autre. La fusion est totale ; l'homme et la nature se parlent et sont liés indissolublement. Mais cette terre n'est pas infinie : il y a notre terre et celle des autres, étrangers. Et quand ces étrangers foulent notre terre, ils ne peuvent qu'y être invités. Mais ils resteront étrangers, car ils n'auront pas été formés par les chants, les légendes, les vapeurs profondes dont cette terre a baigné ses habitants. L'Allemagne porte cela dans son histoire et ses mœurs sociales. Pensons par exemple aux mouvements "Wandervogel" qui ont structuré les jeunes Allemands et continuent à le faire. Constatons aussi combien une telle vision où l'idée d'"assimilation" de l'étranger n'a aucun sens, peine à définir un statut de l'immigrant et de son intégration. Notons aussi au passage combien l'idéologie écologiste trouve un bon accueil dans ce concept de "terre maternelle", avec tous les risques extrémistes connus. Ce roman est, par le dialogue permanent entre les personnages et "leur" nature, l'illustration de ce concept, qui n'est pas totalement propre au monde allemand et est même plutôt la règle en Asie.
 
On comprendra dans ce livre que l'absence de descendance de l'oncle en fait un quasi-paria. L'homme sans postérité. Il n'a pas donné à sa patrie la lignée dont elle a besoin pour continuer d'exister. Il vit reclus, le cœur blessé, conscient de son infamie. Son neveu, orphelin, va l'aider à se décharger de ce fardeau. Là aussi, le concept de "sang" n'est pas sans risque de fanatisme et de déviation, pouvant conduire à l'idéologie mortifère de "race". Et sa combinaison avec le précédent voit le risque augmenter, comme les mouvements allemands "Völkisch" l'ont montré, rendant la démocratie peu convenable dans ce pays.
 
Ce livre, au style incroyablement simple, presque banal, recèle donc une richesse considérable et une peinture vivante et forte de la société allemande du 19e siècle et de ses absolus culturels. Qui peut croire que cela ait totalement disparu aujourd'hui ?
 
Librello 1978, 150 pages