C'est sans conteste un des livres les plus originaux et des plus aboutis que j'ai lus récemment. A travers l'irréel et l'onirisme des situations c'est notre vie réelle qui est en jeu, non celle qui relève de grands principes incertains, mais celle qui vit, qui bouge et qui, avec plus ou moins de succès, fait de nous des humains acceptables.
Certains qualifieraient ce livre de roman d'initiation. Je préfère à ces grands mots l'expression, plus germanique, de roman de formation. Car c'est bien de formation, c'est à dire d'ouverture à mieux juger, à mieux sentir, à mieux conduire sa vie qu'il s'agit. Kafka, le jeune héros de 15 ans, accomplira beaucoup plus que le destin trivial, plus ou moins symbolique, qui nous est tous assigné et que lui a prédit son père, dérisoire expert en évidences. Il prendra en fin de compte lui même les commandes de son existence, après consommation de ce destin. Il y a quelque chose de la puissance du stoïcisme dans ce chemin, non du stoïcisme passif qu'on nous présente souvent, mais de celui de Marc Aurèle ou de Montaigne.
Mais il n'y a pas que Kafka qui cherche sa voie. Tous à des titres divers, comme vous et moi, la cherchons. Nakata qui a perdu une partie de sa raison mais connaît bien autre chose, Hoshino dont on partage la joie qu'il éprouve à la découverte des facettes du monde, Oshima qui connaît ses limites mais qui sait que c'est entre elles que passe la vie.
Il reste une grande ambiguïté autour du personnage central de Mlle Saeki. Elle ne réussira jamais son initiation. Catalyseur pour les autres, certes. Mais elle ne trouvera jamais sa voie propre. Mère ? Amante ? Bourreau ? Victime ? Juste ? Coupable ? Son poétique suicide (sa pensée, sa mémoire écrite qui brûle) est un drame. Celui d'une revendication vaine, d'une humanité qui ne sait pas s'incarner. On peut l'aimer. Il faut la haïr.
Ce roman est tissé de rêve, d'un rêve accoucheur d'hommes, aussi reconstituant que celui qui, la nuit, nous rend nos forces. H M (écrivain japonais né en 1949) réussit là un miracle d'équilibre, car la matière du rêve est d'un emploi difficile, qui peut conduire au vide décoratif. C'est ici tout le contraire.
Un mot enfin sur le rôle du son, de la musique. Existe-t-il meilleur support de la pensée non formulée ? Que le trio ''l'Archiduc'', ou le miaulement du chat soient la voix des pensées enfouies, vous le saviez, bien entendu. H M aussi.
Un livre magnifique et déraisonnable.