L'auteur est un reporter polonais dont l'acuité et la pertinence des propos ont fait sa marque. Il veut dans ce livre nous faire partager sa démarche pour voir et comprendre l'Imperium russe, dont il a autant souffert que des nazis. Ses observations valent aussi bien aujourd'hui pour ce qui reste de l'empire éclaté qu'elles nous ouvraient les yeux lorsqu'il écrivit son livre, pour l'essentiel entre 1989 et 1991. Il ne s'est pas contenté d'analyser les informations existantes. Il a traversé la Russie et la Sibérie pour sa documentation dans des conditions dures. Ce qu'il recueille ainsi et les observations qu'il en tire sont sans doute un des meilleurs coups de projecteur que j'ai lus sur cet immense pays.
Les descriptions sont structurées comme un reportage : des faits s'alignent, des personnages s'expriment, des constatations sont présentées, mais jamais l'auteur ne juge ou n'énonce des principes. La réalité suffit à laisser peu à peu émerger la nature intime du soviétisme, mais aussi de la Russie, toujours à la recherche d'un idéal transcendant (Dieu, Nation, Prolétaire, etc.) qui justifie ses actes, mais aussi le mépris de l'homme constaté dans la mise en œuvre de ces grands projets. Peu de dictateurs ont autant martyrisé leur peuple (famine organisée en Ukraine, déportations de minorités, internement sans cause en Sibérie, etc.) et ont, en fin de compte obtenu aussi peu de résultats. N'oublions jamais que dans notre univers, où la puissance d'un pays repose beaucoup sur son économie, le PIB russe est inférieur à celui de l'Italie !
Outre ce réquisitoire circonstancié, le livre vaut par les réflexions qu’inspirent à l'auteur les faits constatés. Le livre en pullule. En voici deux exemples pour l'illustrer. D'abord une note sur l’Abkhazie (page 134), magnifique territoire riverain de la mer Noire qui s'est détaché récemment de la Géorgie, aidé par la Russie. L'auteur s'interroge alors sur les processus qui ont, lors de l'effondrement du soviétisme, conduit à ces révolutions pour l'indépendance et montre combien l'absence d'institutions, toutes systématiquement détruites par le communisme, est la voie la plus naturelle au recours à la force. N'est-ce pas encore la faiblesse de la Russie ? Une seconde note (page 66) porte sur la montée des nationalismes. Quand l'expansionnisme devient impossible, comme c'est aujourd'hui le cas, la compensation naturelle devient une plongée des peuples dans leur histoire pour affirmer leur grandeur et leur force. Et ceci fut écrit en 1993...
Ce livre, historiquement marqué est néanmoins actuel par son intelligence de situations toujours vivantes dans notre monde contemporain. Il est à la fois un rappel de crimes moins célébrés que ceux de la Shoah et que l'on pourrait sous-estimer. Mais il est surtout un recueil de réflexions sur les conditions de leur avènement aussi pertinentes aujourd'hui qu'hier. Un remarquable essai politique autant qu'un livre d'histoire.
Plon (1994), 345 pages