La Pleiade a sorti en 2 tomes les "Journaux de guerre" d'EJ. Le tome 2, présenté ici, est la chronique de la guerre 39-45 par un homme aux caractéristiques très particulières : allemand, militaire, philosophe et écrivain, entomologiste, etc. Mais surtout ennemi de l'étalage des sentiments à un point qui peut choquer, aristocrate de la pensée, fuyant les systèmes philosophiques et politiques, car conscient des limites de la raison face au tout qu'il juge inexplicable par cette voie seule : "Le vrai et le juste au sens le plus élevé ne sauraient être démontrables", écrit-il. Il lui reste alors le bien le plus cher et irremplaçable à ses yeux, la liberté, sa liberté.
Après la lecture des "Journaux parisiens" (les journaux 2 et 4 des 6 contenus dans ce recueil), j'écrivais ce qui suit, qui me semble encore approprié, mais que je compléterai plus bas.
L'extrême originalité d'EJ en a fait un écrivain controversé. La lecture de ses deux journaux parisiens (1941-1945) apporte un chemin, certes broussailleux et encombré, pour s'approcher de cet homme inclassable et pour apprécier la force tremblante qui en émane. Une écriture aussi intelligente est en tout cas assez rare pour être saluée.
Un aristocrate de la liberté
Il me semble d'abord qu'EJ est un aristocrate de la liberté, du libre arbitre. C'est l'usage que l'homme fait de cette liberté qui le rend proprement humain. Un bon emploi de cette liberté fait la dignité de l'homme. Mais son expérience lui montre que cette sagesse n'est pas de nature, que la bête et ses pulsions veillent et que ce combat n'est jamais définitivement gagné. Souvenons-nous du "Discours de la Servitude Volontaire" de La Boétie. C'est en cela qu'EJ est un aristocrate, en conflit évident avec l'idéologie égalitariste dominante actuelle.
EJ sait aussi que cette dignité humaine n'est pas un bien intrinsèque à l'homme, mais un acquis fragile. Il propose ses propres méthodes pour reprendre pied quand la menace devint prégnante : les chasses subtiles (ses collections), l'exil intérieur, le "retour à la forêt" et tous autres moyens de se replonger dans son être intime. La recherche de solitude, de la distance, l'écoute des étoiles et du vent dans les feuilles, en font partie. Au prix peut-être, d'être plus un "Contemplateur Solitaire" qu'un acteur du monde qui se fait.
Ni cornue, ni Jésus
Il a, vis-à-vis de la science et même de toute démarche fondée sur la logique et la déduction, une réaction de défiance, presque de rejet. Connaître les lois, c'est s'autoriser et s'obliger à dévoiler un coin du futur. Et c'est perdre sa liberté, c'est devenir un suiveur de protocoles, un automate. C'est trouver un maître. Réaction profonde ou tout simplement mise en scène élégante d'une lacune de son éducation ?
De même, sa façade mystique est complexe. Il parle des religions, non comme source de salut (auquel il ne lui semble pas utile de s'attacher), mais comme capables de donner un corps, une voix, à notre appartenance au grand tout. Mais quelle ambiguïté dans une phase comme celle-ci : "Les grands foyers. Les prophètes les alimentent, les apôtres en rayonnent" ! De même, devant un Paradis auquel il ne croit pas il dit "L'horticulture cesserait d'exister, là où ne viendraient que des fruits et point de mauvaises herbes".
La violence et l'enlisement spirituel
Il faut aussi dire un mot de sa mention fréquente du combat, de la guerre, de la violence. La finalité de leur usage ne réside pas en eux. Elle est d'abord l'outil pour maintenir vivante cette précieuse liberté de l'homme. Et le combat est aussi posé comme un révélateur et un outil d'accomplissement des êtres humains. Difficile à proférer à notre époque, qui croit l'homme complet à sa naissance et la paix comme l'état normal des civilisations. Il y aura, un jour, des comptes à rendre.
Ce qui surtout afflige EJ est de constater la mort spirituelle (attention, mot dangereux !) du peuple, qu'il assimile à son incapacité à rester digne quand les règles sautent. Il écrit cela en 1943, quand fleurissent les étoiles jaunes, quand Hambourg est bombardé au phosphore, quand Hitler accélère l'extermination. Il dit que les hommes sont enlisés dans le sang et il exprime sa consternation qu'ils y cherchent leur salut, comme il le constate. En 1943, il risquait sa vie à écrire cela.
Une sagesse, sans système
Ce journal est truffé de remarques fulgurantes, dont la beauté formelle est parfois le support d'affirmations pertinentes ("Une critique qui touche juste n'atteint pas la personne... Il n'importe pas que j'aie raison"), ou aussi fort approximatives ("Quoi que découvrent microscopes et télescopes, nous en avions depuis longtemps une connaissance intérieure"), quand il ne s'agit pas d'analogies, que l'auteur souhaite sans doute éclairantes, mais qui parlent peu à mon entendement ("Le naufrage du Titanic... correspond, d'un point de vue mythologique, à la tour de Babel dans le Pentateuque"). Les mots, aussi, peuvent être de fragiles esquifs.
Muni de sa prodigieuse culture et de son sens du mot, EJ apparaît comme un humaniste stoïque qui ne recherche, ni par la science, ni par la religion, ni d'ailleurs de tout autre manière, une issue structurée et théorique au tragique de la vie. Son ambition me paraît plutôt d'accomplir, ici et maintenant, une trajectoire d'homme libre et sans illusion, mais digne. Au prix, peut-être, d'un certain effacement dans le monde qui se fait.
Un journal exceptionnel, à déconseiller, sans réserve, à ceux qui savent tout.
Si je devais donner un raccourci de l'image que j'ai aujourd'hui d'EJ, je le décrirais comme un chat humain. Il sait ronronner devant un beau ciel, un scarabée étincelant, une oeuvre littéraire qui apporte une ouverture, un plaisir physique comme celui de la table (on le lui a reproché). Il se bat et a du plaisir à le faire, surtout si sa liberté est en cause. Il souffre (son fils meurt à la fin de la guerre) mais se tait. Une amie chère (Banine) le dit "glacial" et c'est sans aucun doute sa cuirasse. Mais, alors, a-t-il une autre loyauté qu'à lui-même ? "Quand on chevauche un tigre on ne peut plus mettre pied a terre" écrit-il. Certes, mais peut-on et doit-on toujours l'éviter, éviter de se battre pour ce que l'on croit juste, même si on a conscience de la limite de cette foi ?
Son mysticisme apparent, qui succède à un athéisme affirmé, peut surprendre. Il me semble que c'est une réaction devant l'immensité impénétrable du tout, le grand ordre qui ne sait pas se traduire, mais qui sous-tend tout et dont il se sent un morceau infime. C'est aussi certainement un choix pratique de lutte contre la dissolution morale qu'il constate chez les nazis et les Soviétiques. Il n'y a jamais là une idée de salut, mais une simple modestie quant à la place de l'homme et à ses capacités. "Le mal appartient à l'être, à la nature intérieure " dit-il.
Ceci me fait revenir au rapport particulier qu'entretient EJ avec la raison humaine et ses oeuvres. Il n'abjure pas la science dont le moteur intellectuel est la raison, il lui refuse l'espoir d'être la voie de la connaissance du tout dont il ressent la présence au fond de tout ce qu'il observe du monde, en particulier comme entomologiste et qu'il appelle sa "métaphysique". Il dira, par exemple, du darwinisme qu'il parle du fil enchevêtré de l'évolution, mais qu'il ne dit rien de la bobine autour de laquelle il s'enroule. Il est vrai que les systèmes philosophiques, les idéologies et les religions parlent de la bobine, mais avec si peu de légitimité et avec de tels dégâts qu'il vaut mieux les récuser. Il reste alors la liberté de l'être, son ouverture aux faits et sa réserve. Le "retour à la forêt" dit-il.
Il reste qu'EJ est un magnifique écrivain. Ses journaux se lisent et se relisent avec une attente renouvelée, car il nous parlent. Un peu comme Montaigne où on retrouve toujours un peu de soi, mais sur un autre registre. Deux livres qui figurent dans ma réserve ultime.
Il me semble exister une fraternité d'inquiétude paisible entre Ernst Jünger et Gabriel Fauré, au-delà des différences de métier, d'époques ou de cultures. L'un comme l'autre devinent la complexité du monde au delà de ce qu'en perçoivent les sens usuels des hommes ou de ce qu'ils en comprennent par leur raison. Une lumière juste, une structure parfaite, une beauté parfaite, qui ne se dévoilent ni aux émotions, ni à la raison, qui ne s'imposent pas, qui ne parlent ni au cœur, ni au corps et qui, cependant saturent l'attente de ceux qui en ont senti l'écho dans leur esprit.
L'un comme l'autre tentent de répondre à cet appel, l'un par les mots l'autre par les sons. De la même façon, ni l'un ni l'autre ne charment leur auditoire au sens habituel. Les mots souvent poétiques de Jünger et les phrases musicales de Fauré sont dépourvus de ce miel fade qui fait les succès. Leur sapidité provient au contraire, non simplement de ce qu'ils disent, parfois même peu accessible au sens commun, mais de ce qui suinte des reflets de ce monde qu'ils aperçoivent derrière les mots et les notes et qu'ils tentent de nous faire partager avec leur art.
Bien entendu, Jünger n'est pas qu'un maître des mots et de leur poésie. Il a vécu intensément dans son siècle les souffrances du monde et tente d'être utile en pourchassant ce qu'il pressent comme menace mortelle des sociétés, à savoir la mécanisation de la pensée et des fins ultimes. Il a subi le XXe siècle comme un temps de perte des valeurs humaines comme le respect des autres, l'honneur, le caractère, remplacés peu à peu par des attentes immédiates de mesure, d'efficacité, de rendement, de croissance sans fin, incompatibles. Alors, ses mots, parfois aussi obscurs que certains enchaînements harmoniques de Fauré, veulent nous dire cette angoisse et nous faire sentir plus que comprendre, combien à ses yeux cette perte de hauteur, de spiritualité nous menace d'insignifiance et de déshumanisation.
Quant à Fauré, si ses ambitions sociales sont moins hautes que celle de Jünger, mais dont les souffrances personnelles ont été tragiques, son objet est, comme tout musicien, compositeur ou interprète, de nous faire partager ce qu'il a entrevu derrière les notes et qui les transcende. Comme Jünger, cependant, il n'essaie ni de nous charmer ni de nous faire comprendre dans la clarté de la raison. À nous alors de prendre un bout de la pelote. La récompense suivra...