L'auteur offre ici une lecture d'un Montaigne proposant (entre autres) de réconcilier chez l'homme social sa parole et ses actes en faisant de son corps et de son âme les pierres de touche de ce travail. Si Montaigne nous parle encore si bien, c'est peut-être aussi grâce à cette audacieuse modernité ?
Montaigne est en effet le témoin actif d'un siècle tourmenté où les guerres de religion rendent béant l'écart, par exemple, entre la parole d'amour du dogme chrétien et les actes de meurtre de ses fidèles. Il n'est certes pas le premier à ressentir cet intolérable fossé. La réforme avait proposé de le réduire en rapprochant le fidèle de la parole divine. De même, Machiavel, en politique, encourage la fin de l'hypocrisie où la parole des dirigeants est dissociée de leurs actes.
PM prête alors à Montaigne une démarche en deux étapes. D'abord, prendre conscience que les grands modèles religieux et politiques ne permettent cette réconciliation des mots et des actes (si tant est qu'ils le permettent) qu'au prix d'un asservissement à leurs dogmes et donc au prix d'une servitude qui n'est pas pour plaire à Montaigne. "A quoi faire ces règles qui excèdent notre usage et notre force ?" (Essais III, a).
Il reste donc ensuite à fonder une telle réconciliation, non plus sur une loi extérieure à l'homme (politique ou divine), mais sur quelque chose que tout homme porte en lui, son humanité, dont les racines plongent dans la nature. Montaigne rappelle souvent que l'homme est dépositaire d'une "forme maîtresse" qui, naturellement le guide. Il dira (Essais II, 3) "Notre être c'est notre tout..." et c'est bien là qu'il va chercher cette norme nouvelle, capable de réconcilier parole et acte, d'ailleurs au prix d'un rejet par avance du dualisme cartésien.
C'est donc une forme de "taoïsme" actif qui prévaut chez Montaigne : se couler dans le lit de la "forme maîtresse" de nature et ne pas donner à la raison seule le droit et le pouvoir de recréer une loi là où la nature est trop complexe pour que la raison l'appréhende dans sa totalité. PM cite par exemple page 253 à ce propos la déclaration d'humilité qui fait dire à Montaigne qu'aucune loi ne peut être juste (Essais III, 13), ce qui interdit à tout homme de se poser en législateur absolu, fut-il inspiré de Dieu, de la Race élue ou du Prolétariat.
C'est donc une proposition de vie sociale débarrassée des modèles extérieurs et fondée sur les besoins et les voeux des hommes que PM prête à Montaigne. La recherche d'absolu a disparu, la loi devient relative et révisable, pour épouser la réalité du monde. Etonnante modernité...
Ce livre très riche par la réflexion qu'il provoque chez ceux qui aiment Montaigne, aborde bien d'autres aspects de sa pensée. Retenons-en encore deux.
D'abord le rapport de Montaigne avec la coutume qui préside à la vie des communautés humaines. Comment vit-on ici, quels dieux y révère-t-on, etc. ? Montaigne affirme qu'une vie sociale paisible suppose cette coutume acceptée par tous, sans lui donner une valeur d'absolu ni d'universalité qu'elle ne saurait d'ailleurs pas avoir, compte tenu de sa diversité. Refus, là encore du dogmatisme au profit d'une position intermédiaire entre le bien et le mal tels que notre jugement les perçoit. N'est-ce pas ce que demande la démocratie moderne qui, pour faire vivre ensemble un peuple aux opinions différentes, suppose que tous acceptent, au moins pour un temps, la domination d'une de ces opinions ?
Enfin, la prudente analyse de "l'apologie de Raymond Sebond" du livre II des Essais laisse penser que Montaigne s'était convaincu que le ciel était vide. Mais pour le faire comprendre en un siècle si dangereux, il fallait prétendre le contraire en rendant cette position apologétique en conflit permanent avec la raison et donc avec la nature. Suprême habileté d'un vieux routard de la négociation politique qui en pratique ramène ainsi les églises à un composant de la coutume.
Certes ce livre, qui offre à mes yeux une lecture intelligente et renouvelée d'un des principaux penseurs français, n'épuise pas le sujet, mais qui pourrait prétendre épuiser Montaigne ?