heisenberg partie tout

On a, en lisant ce livre, le sentiment de participer aux réflexions souvent déroutantes, qui ont agité et agitent encore le monde des physiciens face à l'incroyable paradoxe entre la force prédictive des théories et la quasi-impossibilité de les expliquer avec les mots de la vie normale. Einstein, même, est resté inquiet devant cette incohérence, jusqu'à la fin de ses jours. Alors ?

 

C'est juste, mais ça n'a aucun sens...

WH est né en 1901 en Allemagne. Il y aura une carrière de théoricien de la physique très riche et proposera ses "relations d'incertitude", un des piliers de la Mécanique Quantique (MQ), qui lui vaudront le prix Nobel. Il est donc au coeur de cette physique en train de se faire et ce livre (sous-titré Souvenirs, 1920 - 1965), expose comment il a progressé et les chocs intellectuels que ses découvertes lui ont fait subir. Car, en effet, ce que son cerveau mathématique proposait était en contradiction vive avec ce que son cerveau d'humain ordinaire appelle "comprendre". La critique allait être sévère, mais les succès prédictifs de la MQ furent tels que les critiques furent obligées de le reconnaître, en dépit d'un malaise persistant.

Prenons un exemple. La MQ affirme l'impossibilité (à l'échelle de l'atome) de connaître simultanément avec précision certains paramètres d'une particule. Cela revient à nier qu'une cause (les antécédents de la particule) puisse avoir un effet et un seul, puisqu'une imprécision fondamentale caractérise la mesure de cet effet. Et l'expérience l'a confirmé ! Le sol se dérobe sous les pas des physiciens, car la causalité (une cause, un effet) est la base de toute la physique classique... C'est presque prétendre que l'on a fondé une religion monothéiste... sans dieu. Cette autobiographie nous livre le saisissement du physicien WH, conscient qu'il tient une vérité vérifiable expérimentalement et qu'en même temps il ne dispose pas des mots pour la rendre acceptable, dans le langage de la physique classique et de ce qu'on appelle le bon sens.

Analyse du processus de création

La révolution quantique, jusqu'aux particules "élémentaires" intensément recherchées dans les années 1960, va ainsi passer sous nos yeux dans ce livre, commentée par un de ses acteurs essentiels. Toutes les questions posées par cette approche mathématique de notre représentation du monde vont ainsi être débattues dans ce texte, d'une façon beaucoup plus simple et compréhensible qu'on ne pouvait le craindre. Qu'est-ce que comprendre, quel accord existe-t-il entre notre conscience et la réalité, que permet de dire le langage, quelle est la responsabilité du chercheur, etc. ? Voilà les sujets passionnants que ce livre aborde avec simplicité de forme, même si le fond l'est moins.

Un autre élément de la richesse de ce livre est la façon dont ces découvertes mûrissent et les débats qui ont lieu entre physiciens. Il s'agit de discussions approfondies entre la poignée d'acteurs-clés comme Niels Bohr, Sommerfeld, Schrödinger, Pauli, etc. Mais ces discussions n'ont rien d'un débat de conférence : une promenade, un repas, une randonnée à bicyclette, des séjours de vacances, etc. en sont les occasions, suivies d'un travail solitaire pour mettre en musique mathématique les idées débattues. Usage fécond de la liberté, qui au passage, la justifie et la fonde.

Stérilité nazie

Cela conduit à la partie de la vie de WH qui justement, sous les nazis, va perdre cette liberté. Pour autant, comme d'autres, il fera le choix de rester. Période stérile, débandade des institutions scientifiques, fuite de nombreux cerveaux, fin des discussions entre pairs. La conclusion fut claire : ce sont les USA qui se dotèrent de la bombe A, juste après la défaite allemande. Ce n'est pas la partie la plus intéressante du livre, car voilée par l'ambiguïté de la position de WH. Certes, je le crois sincère, mais s'il ne l'était pas tout à fait, qui nous le dirait ? Et le sait-il lui même ?

Pour sa partie de réflexion sur cette extraordinaire épopée qu'a été l'arrivée de la MQ dans la science, ce livre est un chef-d'oeuvre, accessible à beaucoup et qui devrait être obligatoire dans le cursus de ceux qui prétendent à la maîtrise de la pensée.

 

Champs (sciences) (2010) - 422 pages