blas de robles tigres1

Ne vous laissez pas impressionner par les quelque 800 pages de ce livre. C'est une oeuvre remarquable que vous quitterez avec regret. Alors, offrons une oblation à Qüyiriche, ce qui nous vaudra, peut-être un jour, les Tigres 2 ? Ces quelques lignes ne reprendront rien de ce qui a déjà été fort bien dit ailleurs, sur le parcours impressionnant de JMBDR, son érudition, ses talents et en particulier celui de conteur, que les hasards de la vie n'ont permis de découvrir de visu. Ce qui me parait utile est de dire et d'écrire ce que ce livre, noir et sans illusion sous une apparence de folle légèreté, évoque pour moi, au-delà de la révérence que l'on doit en tout état de cause à une oeuvre impressionnante et qui mérite qu'on le proclame.

 

Un concerto baroque

blas de robles tigres kircherPour suivre l'analogie musicale que propose JMBDR, lorsqu'il compare son livre à un Opéra, je dirais plutôt que j'ai le sentiment d'être en face d'une polyphonie baroque, dont la basse continue est la biographie d'Athanasius Kircher (jésuite polymorphe 1601-1680) et le ténor chargé ici de la ligue mélodique, le personnage contemporain d'Eléazard aux amours broyées et qui exprime de plus en plus finement au cours du roman sa désillusion de la vie, ce qui lui permet précisément, de ne pas mourir. Les autres parties de notre concert sont celles des nombreux personnages qui contribuent chacun à donner au livre son frémissement de vie.

Polyphonie, Concert ? La forme même du livre est musicale, chaque nouveau chapitre s'ouvrant en passacaille sur la biographie de Kircher. La polyphonie s'installe lorsque les autres parties (les autres voix) s'étagent sur cette référence en menant, certes, leur propre cheminement, mais aussi en proposant aux lecteurs attentifs des liens subtils entre ces différents destins. Et ce n'est pas par hasard, en dépit du foisonnement des situations, que le concert est harmonieux. On le doit en partie à la volonté consciente de l'auteur, en partie aussi au talent instinctif du conteur de lier ces destins. Le livre acquiert ainsi une impressionnante unité, sans que l'on ressente à aucun moment l'effort d'exécution qu'il a certainement requis.

Trois ordres du destin

Il me semble aussi qu'on peut observer une réduction de fait de ces destins multiples à trois états principaux non exclusifs entre eux, et que l'unité du livre se bâtit à travers leur conflit (de générations ?) à l'intérieur même du roman et souvent à l'intérieur d'un même personnage :
- L'état rhétorique dont Kircher est l'emblème. Il suffit de penser avec élégance et de s'exprimer avec science et panache pour pouvoir prétendre à la vérité, quelque absurdité que l'on profère, si possible absolue, idéale et divine. Platon pas mort ! Cet état, qui permet de s'affranchir de la réalité est aussi celui dont joue par exemple le gouverneur Moreira qui appuie son panache sur ses hommes de main. Cet état défie le temps et retrouve d'ailleurs de nos jours une nouvelle vigueur.
- L'état rationnel, souvent difficile à faire percer sous le précédent, mais qui peut-être n'existerait pas sans lui. Il consiste, pour l'essentiel, à ne retenir que les affirmations qui peuvent se mettre à l'épreuve de la réalité. C'est celui qui domine chez Elizéard, Elaine et bien d'autres. C'est l'état propre à la "modernité", dont tout semble indiquer que son heure de gloire est passée dans sa forme brutale, tant il a secrété d'antigènes nocifs.
- L'état d'anomie, dont Moema est ici le symbole, qui refuse à la fois les mots vides de la rhétorique et les blessures annoncées de l'état rationnel, mais se perd dans le désert de cette lucidité stérile. Thaïs ou Petersen, à des niveaux différents, y participent.

Un exorcisme ?

L'auteur, au moyen de ce livre, ne tenterait-il pas, lui aussi, d'exorciser le désespoir qui s'attache, un jour ou l'autre, à cet état clairvoyant, mais en impasse ? Cette intuition résulte en grande partie du contenu des carnets de notes d'Eléazard, sorte de journal de route philosophique intime.

Le livre est sombre, sans être pessimiste ; la mort y rôde et rafle la mise. "Triste épilogue" dit JMBDR, lorsqu'il qualifie ainsi celui qui fait se révéler la vacuité des destins et souvent même leur irréalité, quand la boucle se ferme.

Un livre beau et attachant, qui trouvera le chemin de la reconnaissance.

 

Zulma (2008) - 780 pages