A quarante ans, Lin Yutang (1895-1976), chinois ayant en partie vécu aux USA et en Europe, livre ici une sagesse de vivre puissante, fondée sur un humanisme positif, nourri de liberté et d'amour de la vie, qu'Epicure ou Montaigne n'eussent pas reniée.
Un humanisme, d'abord.
Une vie individuelle heureuse doit, pour LY, être l'objet de toute sagesse, de toute philosophie, de tout système social, de toute religion. L'homme, dans sa vie réelle, quotidienne, est au coeur de son propos. Sa vie brève se déroule sur une terre qui lui tend les bras, mais qu'il ne saisit pas toujours. LY rejette, bien entendu, la dualité entre l'homme et le monde qui a fait les délices de Descartes, (et peut-être aussi la puissance de la civilisation d'Occident), mais dont nous sentons les limites.
Un humanisme matériel, ensuite.
Il existe au fond de chaque être un potentiel de bonheur personnel, d'harmonie avec les choses et les êtres, que l'Occident a subordonné à d'autres buts. Ce bonheur ne s'impose pas ; il doit être cultivé, recherché, pour s'épanouir et donner tout son suc. Citons, par exemple, la beauté, la perfection, l'harmonie profondes de tout ce qui compose notre univers : un beau paysage, sa flore ou sa faune, une oeuvre d'art, une conversation entre amis, un repas de qualité, une famille heureuse, un livre, un chat qui ronronne, une belle femme, etc. On le sait, mais le vit-on vraiment ?
En avons-nous le temps ? Les moyens ? La volonté ?
Question critique, puisque d'autres priorités nous assaillent et en particulier le travail productiviste dévorant et épuisant qui nous fait oublier cette autre part de nous-mêmes, plus animale (dionysiaque dirait Nietzsche), qui est notre racine dans l'humus du bonheur. Et d'autres poisons nous menacent aussi, comme l'aspiration à la richesse, à la gloire, à la puissance. Notre volonté suffira-t-elle pour maintenir en vie la plante fragile de notre potentiel bonheur ? La réponse métaphorique de LY est que la vie est un festin auquel nous devons avoir plaisir à participer. Y pensons-nous assez ?
Et l'esprit, alors ?
LY nous met en garde contre l'usage excessif de la pensée logique dans les affaires humaines, car elles ne se réduisent pas à ce qui se déduit. Un jour, peut-être ? Pas aujourd'hui en tout cas. De même, les révélations qui prétendent apporter un faisceau de "vérités" pour déduire nos conduites dans la vie lui font peur. Il rejette avec la même vigueur les dogmes laïques (fascismes, communismes, hitlérisme) qui ne peuvent qu'atrophier la vie et ne mettent pas le bonheur de l'individu, ici et maintenant, au coeur de leurs priorités. Il écrivait cela en 1937 et l'histoire a fait bien pire que ses craintes. Contentons-nous alors d'un esprit qui ne viole pas le bien du corps ni le bonheur des autres, un esprit raisonnable plutôt que logique, un esprit d'harmonie au monde, plutôt que fanatique de vérité.
Et les religions ?
Autant le confucianisme, humanisme positif et social et le taoïsme, zélateur de notre appartenance harmonieuse au monde ont gré a ses yeux, autant le bouddhisme et les monothéismes lui paraissent exécrables par leur rejet, parfois leur haine, de la vie réelle. Le bouddhisme, d'abord, parce qu'il donne à nos actes l'objet unique de fuir la vie par le haut (le nirvana). Et les monothéismes, ensuite, par ce qu'ils ont assis leur fonds de commerce sur un prétendu péché originel, pour mieux vendre, à grands frais humains et matériels, leur pack "salut et rédemption", autre avatar de la même fuite devant la vie. Avec humour il note que, puisque Dieu vous a donné la terre dans sa beauté profonde, c'est bien cracher dans la soupe qu'aller chercher ailleurs un hypothétique Paradis perdu !
Tout cela nous concerne-t-il encore ?
Les déjà trop longues notes ci-dessus ne donnent qu'un aperçu incomplet de cette pensée, qui mérite un effort de lecture et de réflexion. Car elle reste puissante et actuelle. Notre civilisation, en dépit de son progrès essentiellement scientifique et technique, voit son niveau de bonheur décliner, avec tous les dangers que cela implique. C'était vrai en 1937 et ça l'est encore plus aujourd'hui. Les fanatismes nous menacent à nouveau, économiques (les dégâts de la dérégulation folle, par exemple), écologiques (le délire récent du CO2 cachant les vrais problèmes), religieux (l'Islam, certes, mais pas seulement). Alors, lisons ce livre, rentrons en nous-mêmes et mettons en oeuvre cette sagesse active et détachée que LY nous propose. Elle ne nous écarte pas du progrès qui a fait la force de l'Occident. Au contraire, elle le rend peut-être moins violent, moins absolu, mais plus aimable.
Un livre rare et méconnu, accessible à tous, à méditer.