megrelis naufrage
 
Voici une lecture à la fois passionnante et agréable, qui présente une vision personnelle et exceptionnellement bien documentée de notre voisin mal connu, et donc sous-estimé et craint, qu'est la Russie. En effet, l'auteur a été un acteur de la perestroïka, proche du pouvoir d'alors comme conseiller personnel de dirigeants russes. Après le coup d’État d'Eltsine, il s'en est éloigné, mais s'est appuyé sur sa connaissance du pays pour y monter un nombre impressionnant d'opérations industrielles. Quant à la forme du livre, constitué de brèves tranches de vie, entrecoupées d'intermèdes, elle est une réussite et confère à la lecture une fluidité rare. Une manière bien agréable de ne pas passer à côté de ce qui pourrait (devrait ?) contribuer à la naissance du monde de demain. Ce livre qui nous fait parcourir la Russie de part et d'autre de l'Oural et rencontrer ceux qui y vivent est un extraordinaire compagnon de voyage et d'initiation !
 
Passionnant, ce presque journal l'est, car la réalité russe n'est pas celle que, sous influence américaine, la pensée conformiste française nous en dit aujourd'hui. Au point que ce pays est devenu un repoussoir qui a fait manquer à la France de multiples occasions d'y renouer des liens que les Russes semblent prêts à accueillir. La réalité que l'auteur y a trouvée est décrite sans complaisance au long des tranches de vie qu'il rapporte avec toujours distance et humour. Quelques portraits picaresques valent le détour, qui soulignent les traits saillants des habitants de ce peuple exceptionnel, qu'il faut, bien entendu, connaître, avant de s'y frotter. Mais que l'on ne dise pas qu'y faire des affaires est impossible ! L'auteur est la preuve vivante du contraire. Les Japonais ou les Allemands le savent et y ont pris la place que nous aurions pu prendre.
 
D'autant plus que la Russie est une grande culture, plus proche de nous qu'on le pense généralement, fondamentalement européenne par sa langue, sa littérature, sa musique, sa religion et son respect de la raison qui lui a permis de briller dans les domaines techniques et scientifiques, jusqu'à ce que le soviétisme y mette un obstacle de près de 80 ans que le pays a du mal à dépasser. Les séquelles de la famine, de l'esclavage, de la peur et de l'abrutissement servile dont ce régime avait fait son carburant laissent une rupture encore ouverte avec le riche passé culturel du pays. Le livre montre bien également le temps perdu lors du naufrage de l’État soviétique, quand Eltsine a lancé son pays dans une idéologie économique toxique  du "tout, tout de suite" qui a ruiné ce qui restait encore debout. La double peine, dont on peut se demander si les USA sont totalement innocents !
 
Mais ce livre est aussi la constatation heureuse que ce qui reste est immense et que l'avenir n'est pas fermé. Quand le peuple en aura pris conscience et que certains succès se seront imposés, alors les investisseurs reviendront, les jeunes Russes à potentiel élevé ( et il y en a pléthore) cesseront de s'expatrier et les capitaux ne fuiront plus. Et, ajouterais-je, peut-être la natalité (dont le livre parle peu) remontera-t-elle ? Si elle reprend identité et courage, la France ne pourrait-elle pas jouer un rôle dans ce scénario ? C'est le souhait ardent de l'auteur dont la vision est fondée sur son expérience réussie de ce grand pays. On pourrait presque dire d'ailleurs que ce livre est une déclaration d'amour...
 
L'agrément de cette lecture vient, au-delà de son thème, de la qualité d'écriture de l'auteur et de la densité de ce récit d'expédition qui nous entraîne. On peut presque lire ce livre comme on écouterait un opéra. On y trouve en effet des récitatifs, les tranches de vie assez brèves et des airs, les pages "intermèdes" un peu plus denses, souvent soignées. Un petit regret, peut-être : j'aurais préféré un titre plus positif et au fond plus conforme à ce qu'on trouve dans le livre, qui est, outre la description de la transition politique stupéfiante de la Russie, un magnifique panorama, vivant, réel et sans idéologie de cette immense nation. Un livre remarquable.
 
Transcontinentale d'éditions (2000), 261 pages