Comme un hologramme, dont chaque morceau séparé contient la totalité de la vue, ce roman, qui raconte la vie d'un petit vendeur des rues d’Istanbul, Mevlut, nous plonge dans les joies, les espoirs et les souffrances des hommes, de tous les hommes. Très vite, ce n'est plus Mevlut et sa famille qui pensent et qui agissent, c'est nous et ceux qui nous entourent. Ce livre témoigne de la valeur de l'écrivain, capable d'une telle représentation de notre humanité par des mots sensibles et justes. Et lorsqu'on ferme la page 807, la dernière, des amis chers nous quittent, avec qui nous aurions volontiers continué le voyage.
La vie de Mevlut, entre 1968 et 2012, est aussi celle d'Istanbul et de sa totale transformation. Transformation économique et culturelle qui voit passer le peuple turc d'une vie paysanne, attachée à la terre et à ses valeurs à une vie industrielle et urbaine, individualiste et dominée par les charmes addictifs de la consommation et de l'argent. Le vendeur des rues perd sa fonction sociale et un peu de sa liberté. Il est frappant de noter l'acharnement de Mevlut à toujours rechercher un emploi "libéral", seul ou associé où sa responsabilité est totale. En miroir, ses incursions dans le monde salarié et ses contraintes ne récolteront que des fruits bien amers.
Ce récit est aussi l'histoire d'un homme qui fera un mariage heureux, par erreur ! Situation touchante et toujours digne, d'un amour que le temps va façonner, en dépit d'un départ rocambolesque et qui deviendra l'amour d'une vie. Autour de ce fil, l'auteur brode une comédie humaine familiale, sociale, spirituelle, qui se joue dans un réseau de liens humains faits d'amitié, de désir, de pouvoir ou d'influence plus ou moins bien ressentis. Difficile, parfois de concilier sa liberté et le souci des autres !
Le titre du roman en est un autre fil d'accès. N'avons-nous pas parfois, chacun d'entre nous, le sentiment désagréable de ne pas être à notre place et de ne pas agir conformément à notre aspiration profonde ? D'être en dialogue tendu avec un moi insatisfait des compromis imposés par la vie ? Sans doute, mais n'est-ce pas justement ce qui constitue l’exercice de notre liberté dans un monde où les contraintes sont multiples et contradictoires et où nos choix n'ont jamais la saveur de l'absolu ni de la perfection ? Donner trop de poids à cette dualité me semble traduire une nostalgie de l'enfance et de l'irresponsabilité quand mûrir, ce qui est le thème profond de ce roman, est au contraire assumer cette indépendance responsable, mais parfois inconfortable.
Quoi qu'il en soit et malgré plus de 800 pages, nous avons là un grand moment de littérature, parlant plus souvent à notre bon sens, à notre raison qu'à notre émotion. Un très grand roman.
Folio 6614 (2014), 834 pages.