menegoz_karpathia

Au milieu du 19e siècle, un noble comte hongrois, Alexander Korvanyi, pour l'amour d'une femme, renonce à sa carrière militaire pour s'installer avec elle sur ses terres en Transylvanie. Convaicu de ses droits ancestraux, amoureux de sa terre, il découvre un univers de conflits ethniques violents, mêlés de sanglante piraterie. Le prix à payer pour se maintenir sera lourd et le monde qui change continuera, malgré tout, à changer. Un roman puissant, plein de parfums, de vent, de folie même au coeur de paysages magnifiquement mis en scène.

La forêt est le grand personnage omniprésent du livre, non seulement la forêt où, blessé par le monde, on se retire, comme le rêvait E. Jünger, mais aussi la forêt qui protège les pires crimes des "forestiers". Il n'y a là contradiction que pour ceux qui oublient que l'homme n'est pas que le produit civilisé de son éducation et de ses règles sociales, mais aussi un être vivant qui vit de pulsions incontournables. En conclusion, d'ailleurs, le livre dit de ces forêts "qu'elles poussent sur un sol gorgé de sang et de haine par la force de tout ce qui s'y acharne à vivre et à aimer". C'était le cas d'Alexander, idéaliste, qui aimait et voulait vivre dans ce monde qu'il comprenait mal et qu'il pense éternel et juste.

Outre Alexander, droit dans des bottes qui souvent s'enfoncent dans les marécages et que sa passion pour sa terre rend déraisonnable et aveugle, les autres personnages sont aussi remarquablement présents. Sa femme, par exemple, qu'il dit aimer, mais on peut penser que cet amour est tiède, est une magnifique jeune femme, dont le profil ne s'est hélas pas perdu au cours de l'évolution. Sa beauté et sa compétence sportive ont fabriqué une sorte d'idole capricieuse, narcissique, sans grande qualité de coeur ou de tête, jamais satisfaite. A fuir, si vous la croisez ! D'autres personnages sont passionnants, comme, par exemple, ces forestiers à la dérive qui, partant de la volonté de défendre l'honneur de leur peuple, deviennent en fin de compte des criminels de la plus basse humanité. Au passage, un admirable pope, Athanase, mérite le détour ! Et, en regardant autour de nous, il est bien clair qu'il a eu des petits, aussi faux-culs que lui.

Egalement passionnante dans ce roman est cette description de la société de l'Empire austro-hongrois, formé d'ethnies communautaristes, qui ne survivent que par le respect et souvent l'usage de la force. Oui, le sang abreuve ces terres. Une leçon, je trouve, pour ceux qui souhaitent ou même tolèrent un idéal social communautariste. Sarajevo pas loin ?

Il faut aussi mesurer à la lecture, la complexité des rapports d'autorité qu'impliquait cette société, autorité dont la contrepartie était la protection donnée en échange. Et ce qui est pour moi fascinant est que la structure de ce schéma d'autorité s'appliquait à un monde, certes aujourd'hui disparu, ce qui, bien à tort, peut faire croire que la structure elle-même est révolue. Non, car un pouvoir qui n'apporte pas en échange la prospérité et la paix le paye un jour. Observer les mécanismes de ces relations de pouvoir chez le Comte Korvanyi, c'est aussi retrouver ceux qui nous entourent et qui fondent et justifient une société. Le sait-on encore ? Et sait-on aussi que si ces structures d'autorité sont viciées par une ou plusieurs des parties, la mayonnaise sociale se sépare...

Quant à l'intrigue, elle est suffisamment forte pour nous tenir en alerte. Mais encore une fois, ce n'est pas là seulement que réside la qualité de ce livre qui a bien mérité à mes yeux les prix qui lui ont été attribués.

Folio 6056 (2014) - 625 pages