conroy corps ame
 
J'aurai du mal à exprimer ici tout le bien que je pense de ce roman. Il est positif, chaleureux, mais sans emphase. Il est aussi l'occasion d'une promenade dans le New York des années 40 et de découvrir le formidable élan de cette société qui se préparait à dominer le monde. Il est enfin un hommage à la musique classique, prodigieuse école de maîtrise de soi et chemin d'élévation (d'initiation ?) pour le jeune garçon pauvre, mais supérieurement doué, héros de ce roman. Sans oublier le coup de chapeau adressé à la musique de jazz de cette époque, offrande princeps de l’Amérique au monde de la culture. Quelle richesse, n'est-ce pas ? Et si l'on y ajoute l'émotion que l'on ressent à sa lecture, voici un livre qui mérite qu'on le fréquente !
 
Un personnage clé va dominer l'intrigue. Il s'agit de Claude, un gamin pauvre élevé dans un taudis par une mère fantasque, aux horizons courts. Mais Claude découvre qu'il a un don et qu'il a la passion de l'actualiser. Il aime et comprend la musique. Cette passion devient sa vie, infiniment pauvre par ailleurs, mais que cette découverte va remplir. À cela s'ajoute assez vite la chance, celle qui transformera ce don en destin. Un maître, presque un père, qui perçoit son talent, va le guider et lui donner le repère stable, dont il a besoin. Allant de rencontres en partages musicaux et prenant appui sur un travail approfondi, Claude va conduire son don à son épanouissement. Il devient ainsi un des grands de son instrument, tout en conservant le sens de la mesure et une vraie générosité.
 
Et, l'un accompagnant l'autre, sa réussite musicale entraîne une réussite sociale, même si sa pauvreté originelle reste dans l'inconscient américain une tare, la marque du mépris de Dieu. Claude accepte ce succès, en profite, mais ne laisse pas cela lui monter à la tête. Il sait que le moteur de sa vie est de faire de la musique son énergie, sa plénitude et que l'aisance et la reconnaissance ne sont que des marches sur ce chemin. La force du roman est justement de nous faire parcourir avec Claude chaque étape de cette voie et de nous permettre, le cœur parfois serré, de vivre chaque succès comme s'il était le nôtre.
 
L'intrigue se densifie avec les événements que porte la vie courante. Amitiés, amours, secrets, ruptures ou échecs se succèdent, comme ils le font chez tous les vivants. Car le prodige est aussi un homme, né d'un couple et destiné, s'il le peut, à se multiplier. Et s'il ne le peut pas, à en prendre la mesure. Tout cela est la trame vivante, palpitante même, qui entoure le chemin de Claude et lui confère son poids humain. Un très beau roman aussi, sous cet aspect.
 
Une petite réserve, quand même, sur ce qui est dit d'un musicien qui entre dans le club des grands. L'auteur parle alors d'un "mur" qui serait franchi. Pour avoir fréquenté pas mal de musiciens, je crains que cette image soit trompeuse. Il me semble plutôt que si un mur existe il est loin devant et probablement destiné à conserver cette position. Si le mur était franchi, que resterait-il à faire ? À le repeindre ?
 
À cette remarque mineure près, ce livre est une réussite littéraire et documentaire rare, d'une écriture et d'une traduction parfaites. À conseiller sans réserve.
 
Folio 4018 (1993), 687 pages