Curieusement, l'auteur (1894-1939) fait le récit d'un monde qui a 100 ans, mais animé par des questions profondes terriblement contemporaines. L'une est la répugnance d'une patrie, souvent rêvée, à se définir comme une nation et à en accepter les règles. La guerre d'Ukraine, comme celle de 1914, n'a pas d'autre origine. Alors se pose la question : est-ce la patrie ou la nation qui porte au massacre ? Le recueil des principaux romans de JR qui nous est proposé ici et particulièrement "La marche de Radetzky" ou "La Crypte des capucins" permet d'aborder cela d'une manière sensible, à travers le déclin de l'Empire austro-hongrois, vécu comme une patrie rassurante et en ordre par les descendants d'une famille dont l'ancêtre avait sauvé la vie de l'empereur à la bataille de Solferino.
 
Comme la Russie ou la Chine d'aujourd'hui, l'Empire austro-hongrois n'était pas une nation, mais une patrie. Notion transcendante imprécise, proche d'une foi, dont le périmètre était celui que dessinaient les peuples qui participaient, autour de l'idée d'une grande puissance civilisatrice et porteuse d'ordre, incarnée par un homme supposé générateur de paix et de prospérité, l'empereur François-Joseph. Ce qui fut réel au 19e siècle se mua insensiblement en une baudruche brillante, mais faible, minée de l'intérieur par la naissance de nations désireuses d'indépendance. Quelques romans magnifiques ont exposé cette situation, comme "Le monde d'hier" de S. Zweig, par exemple. Ceux qui, comme les héros de JR ont consacré leur vie à cet Empire, découvrent dans son déclin et sa fin brutale qu'ils avaient épousé une chimère dont la mort laisse place au vide que d'autres chimères vont souhaiter remplir, comme l'idéologie de la race d'Hitler ou le "socialisme scientifique" de la Russie. Et l'histoire a montré que les nations ne sont pas immunisées contre l'absolutisme et les transcendances toxiques, même si elles sont beaucoup moins fragiles. L'Allemagne d'Hitler n'était pas encore une nation.
 
Les livres de JR ont cette vertu qu'ils ne font en rien appel à la raison ou à la mémoire du lecteur pour lui faire vivre cette terrible épreuve de la décadence qui entraîne celle des hommes. Le sens de l'honneur n'a plus cours, l'individualisme triomphe, l'argent devient le critère de la respectabilité, avant d'être englouti par les krachs boursiers, car l'économie ne suit pas longtemps. Les personnages de JR deviennent soit des voyous soit des désorientés dans ce monde en capilotade. L'écriture de l'auteur, servie par une magnifique traduction, vivante, souple, rend la lecture agréable de bout en bout et nous touche.
 
Cela suffirait pour rendre ces romans irremplaçables. Une lecture plus attentive, peut-être plus inquiète, révèle aussi les affres de notre époque et particulièrement ceux de l'Europe. Le rêve européen de plaquer sur un ensemble de nations aux racines plus ou moins solides (je pense à l'Allemagne) une structure d'association libre est-il un succès ? Sa faiblesse, son absence de prise en mains des problèmes contemporains inquiète. Le refuge dans un écologisme couteux et inefficace montre son incapacité à faire des choix et laisse béants ceux sur l'énergie, la réindustrialisation, la perte de compétence scientifique, l'autonomie, la capacité à se défendre, entre autres. Une réédition moderne de l'Empire austro-hongrois où les nations piaffent ? Lisons et relisons Joseph Roth !
 
Bouquins (2023), 1032 pages