rovelli temps
Nous savons tous ce qu'est le temps qui nous fait vieillir, accumule les souvenirs et décide du bien fondé de notre vision du futur. Grâce à lui, nous savons calculer les éclipses, classer les événements du monde, décider entre une cause et un effet, nous représenter l'univers et son évolution, etc. De ces succès réels, nous avons pensé que ce temps était une donnée extérieure, commune à tous et à tout, en un mot qu'il existait un "Temps Universel", dans lequel s'inscrivait notre monde et ses événements. Ce livre, écrit par un scientifique, fait le deuil de cette généralisation abusive dans un langage faisant certes appel à une réflexion et une attention actives de notre part, mais reste accessible à beaucoup. Non, le "Temps Universel" n'existe pas, au risque même que le temps tout court perde son utilité dans les lois physiques qui décrivent le monde.
 
D'abord, ce temps local n'est pas le même partout. La Relativité nous l'avait enseigné. Il est impossible, par exemple de dire que deux choses ont eu lieu en même temps en deux points de l'espace. Ennuyeux ? Oui, mais grâce à cette découverte qui n'est pas une spéculation, mais un fait observé, on a pu construire des GPS d'une précision incroyable. Même ennui pour définir le présent. Que se passe-t-il sur la Lune "en ce moment" n'a plus de sens précis : je ne saurai jamais à quel instant du temps lunaire correspond mon présent. Alors mille questions sont infondées, qui cherchent à ordonner les choses en des points éloignés. L'univers par exemple n'a pas de présent...
 
Autre souci : nous avons localement l'expérience que le temps "passe" dans un sens et qu'il est impossible de revenir en arrière. Soit, mais aucune loi physique ne le réclame. Fâcheux ! Pire, toutes les lois physiques incluant le temps comme paramètre sont réversibles par rapport à lui. Or nous constatons, ici (et maintenant ?) le contraire. Explication : nous ne prenons pas en charge tous les événements qui nous entourent dans nos analyses (et dans notre vie courante) , mais seulement ceux que nous pouvons connaître et avec qui nous pouvons interagir. Logique, n'est-ce pas ? Et bien cette vue "courte" et locale, ce flou de nos perceptions comme dit l'auteur, nous fait tomber sur la tête une contrainte que nous n'aurions pas sans ce flou : vous avez deviné, c'est la naissance du temps et de son flux irréversible.
 
Il nous reste, pour remettre à sa place le temps, qu'à ajouter qu'il a un compagnon d'infortune, l'espace, aussi peu universel et indépendant que lui des événements, mais, comme lui outil local de notre représentation du monde, fort pertinent et utile, mais sans existence universelle. Et pourtant, au cours de ces découvertes et au prix de cette perte d'indépendance universelle du temps et de l'espace, l'homme a su écrire les lois qui décrivent les faits observés et permettent d'en calculer d'autres avec une précision toujours croissante.
 
Pour achever le tableau, précisons que nous avons tous l'image que temps et espace sont continus. A notre échelle, c'est une approximation féconde. Mais c'est faux dans l'absolu. Sans l'aspect granulaire du monde (le fameux monde quantique) aucun atome ne serait stable et nous ne serions pas là pour en parler. Cela entraîne pour le temps les conséquences classiques du "quantique" et en particulier les superpositions d'états et les probabilités d'existence de ces états qui ne deviennent des grandeurs précises qu'au cours des interactions, des événements qui se produisent dans notre monde. C'est sur ce temps éclaté, local et un peu déchu de sa stature altière que nous terminons la première partie de ce livre.
 
La seconde partie, passionnante, est plus spéculative. Au fond, tirant les conséquences des découvertes faites dans la première partie et constatant qu'aujourd'hui aucune théorie ne sait réconcilier tous ces faits, elle tente d'en bâtir les fondements. Et si les équations du monde devaient s'écrire sans le temps comme variable ? Einstein aurait déjà eu ce pressentiment. Je laisse au lecteur la joie de découvrir cette belle réflexion de l'auteur qui, inévitablement, pose des questions parfois philosophiques, parfaitement amenées ici et dont nous pouvons prendre la mesure à la lecture du livre. Un monde sans temps ? Un enchevêtrement d’événements dont nous pourrions connaître un jour toutes les lois ? Frisson (intellectuel) garanti...
 
Le style coulant, le refus des jargons, la volonté d'aller à l'essentiel avec des mots simples, fait que ce livre est presque "grand public" pour peu que le lecteur y consacre l'attention nécessaire et soit curieux. Ces découvertes ont pour beaucoup une centaine d'années d'existence, mais sont ignorées de la plupart d'entre nous, alors qu'elles posent des questions essentielles sur ce qu'est le monde. Belle occasion de corriger cette lacune...et d'en tirer le plaisir d'avoir fait un pas de plus. Sans oublier de relire un précédent livre du même auteur, "Par delà le visible", que celui-ci approfondit sur la question du temps. Ce livre précédent avait déjà fait l'objet d'une fiche de ce site.
 
Flammarion (2017), 280 pages