Voici un très beau livre qui aborde un sujet d'actualité, celui de la prédation sexuelle sur mineurs, longtemps tolérée comme un jeu et qui, dans l'opinion, ne l'est plus. Ce livre a le mérite de refuser l'absolu, le définitif, l'incontestable. Il aborde cet acte avec précaution, avec humanité, sans emphase ni grands mots. Ni surtout avec des certitudes morales ou religieuses faussement universelles et si souvent cruelles et vaines quant à l'expiation de tels actes. Il n'y a pas de fautes mortelles, mais des fautes qui traînent derrière elles peine et remords et peuvent charger une vie jusqu'au chavirement. Alors, face à elles, pour que la vie continue, oubli ou pardon ?
Car la vie, si elle n'est pas menace mortelle d'une autre, doit continuer. Cléo, dès l'enfance, a eu un rêve : danser. Elle dansera, quoiqu'il arrive et en fera son métier. Sans doute pas au sommet, pas comme étoile de l'Opéra, mais dans de grands cabarets, menant une vie dure impitoyable, sans recours. Cette part du livre est profondément touchante et n'a rien de théorique. L'auteur sait de quoi elle parle et nous fait (à moi, en tout cas) découvrir ce milieu implacable et où l'engagement de l'être et de son corps est total, au mépris des tendinites, bleus et autres souffrances qui l'accompagnent. C'est à mes yeux ce récit d'une vie d'artiste du quotidien qui fait la valeur de ce livre, avant même son objet déclaré, la prédation.
Au cours de son parcours, à 13 ans, le rêve de Cléo va être capté par une rabatteuse d'une habileté diabolique. Elle laissera entrevoir à l'enfant qu'elle peut l'aider à accomplir mieux et plus vite son rêve de danse. Elle est une fée, douce et généreuse qui tend la main et qu'on ne peut qu'aimer. Mais son gant cache une serre, qui conduira bien vite Cléo à des gestes et des actes dont la fée empoche les profits. La page se tourne et la vie continue. Il ne s'est rien passé qui ait alerté qui que ce soit, parents, maîtres, camarades. Et, entre temps, Cléo radieuse, éblouie de promesses et de cadeaux, entraîne dans son sillage une part de ses amies. Sa vie ne basculera pas, mais elle sera blessée gravement et son cours en sera changé. Cléo, qui a du caractère, s'en sort.
Elle va porter pendant le reste de ses jours le poids de sa responsabilité, car elle a compromis certaines amies qui ont été dévastées, plus qu'elle. Là se pose la question du pardon et de l'oubli. Mais cette question est-elle la bonne ? Peut-on pardonner sans oublier un peu ? Ou oublier sans pardonner beaucoup ? Et ce que je peux choisir, sera-t-il aussi le choix d'un autre ? Il me semble que le ressassement du passé est de peu de secours. Si Cléo s'en sort, c'est parce qu'elle agrippe l'instant de toutes ses forces et réussit à tracer son chemin. C'est bien ce que raconte le livre. Ce ne sont ni le pardon ni l'oubli qui la sauvent, mais son goût de vivre.
L'écriture est extrêmement originale. Parfois dérangeante même. De brefs chapitres s'enchaînent, comme des spasmes où tout n'est pas dit, où le clair et le sombre se chevauchent. Ramez, lecteurs jusqu'au port, même si vous ne percevez pas toujours le cap. Peut-être êtes-vous un autre, et résidez-vous là où vous n'êtes pas ? Après tout, on vous a tellement menti, tellement méprisé, et vous avez été une dupe si parfaite que peut-être plus rien ne tient ni ne tiendra plus jamais ? Évitons seulement que la barque ne chavire.
Actes Sud (2020), 350 pages