Amélie Nothomb nous donne ici encore un roman léger, agréable à lire, mais dont l'ambition et le résultat vont plus profond que cette peau lisse de l'apparence. Au fond, elle nous rappelle que l'exil est une souffrance, car notre moi intime que les premières années de notre existence ont nourri et formé est un bloc indestructible qui prend toujours le pas sur nos émotions et désirs ultérieurs. Et donc, ici, que l'amour du Japon ne signifie pas que l'on puisse devenir japonais, ni, surtout, perçu comme tel par les autochtones.
Enfant, l'auteur avait vécu longtemps au Japon. Bien qu'élevée comme une Belge, elle a, en même temps, connu de manière intime, le Japon. Mais elle ne fut jamais élevée comme une Japonaise et cela ne se rattrape pas. Car ces règles, ces comportements, ces évidences apprises qui structurent notre première jeunesse sont des acquis d'une indestructible puissance. Ce sera toujours à eux que devront se mesurer les acquis ultérieurs. Ils les valideront ou non. Elle échouera à s'y faire une place, ce qu'elle ressent comme un échec, mais qui à mes yeux n'en est pas un.
Le roman est d'ailleurs passionnant pour cela, car l'auteur, qui ressent avec tristesse les frottements rugueux de ces acquis entre eux, va jusqu'à s'accuser d'être incapable de vivre normalement : "Peut-être en effet ne serai-je jamais une grande vivante", dit-elle, alors qu'il faut incontestablement en être une pour extraire le suc de la vie comme elle le fait dans ses romans. Voilà, non la souffrance de l'exil, mais ici, au contraire, celle de ne pas l'avoir réussi. Par quelque bout qu'on le prenne, l'exil est un cactus.
Avec la finesse dont AN est capable, ce roman est aussi un joli guide de quelques lieux magiques du Japon qui n'en manque pas. Je partage avec l'auteur un véritable goût pour ce pays que je connais, son sens esthétique, sa littérature, son homogénéité, sa capacité à être moderne sans renier sa tradition, mais l'envie de me "tatamiser" ne m'a jamais effleuré, tant je l'estime impossible ou artificielle. J'ai tant vu au Japon d'honorables Occidentaux s'y faire prendre que j'en mesure le risque mortel.
Et, comme toujours, AN livre au fil de son récit de savoureuses réflexions qui en rendent la lecture réjouissante. Citons, par exemple, certaines remarques comme "Bien plus que lire, relire est un acte d'amour" ou "Il me prend un vertige à l'idée d'avoir vécu si longtemps" ou bien "Ressentir enfin le monde tel qu'il est sans l'encombrer de notre tumulte intérieur". Il y en a bien d'autres. Leur découverte est un grand plaisir ! Un livre réussi.
Albin Michel (2024), 158 pages