Ce livre est un régal pour ceux qui s'enthousiasment pour les longues analyses psychologiques. Sa finesse rappelle souvent Arthur Schnitzler ou Stefan Zweig. Il n'en reste pas moins que des navigations dans des eaux aussi instables et pour des durées aussi longues, peuvent parfois donner le mal de mer.
L'intrigue se noue autour de deux lignes essentielles. L'une est l'évolution plutôt dramatique de rapports amoureux de couples, à l'intérieur ou en dehors du mariage. L'autre est la description d'une société bourgeoise qui a, en grande partie, perdu ses repères et sa détermination (basée sur l'espoir du progrès ?), qui en constituaient jusque-là, l'armature solide.
Ces deux lignes, qui, d'une certaine manière, représentent la première l'émotion et la seconde la raison, sont sans cesse en compétition dans la conduite des destins. Ni l'une, ni l'autre, ne conduiront les protagonistes à une situation acceptable. Nous sommes entre les deux guerres, dans une Europe Centrale faisant l'expérience de la démocratie, avec les conséquences que l'on sait. Ce roman est un symbole de l'éclipse et de l'impuissance d'une société qui mesure ses échecs à l'aune du succès passé de la bourgeoise, mais dont le système social autoritaire était fondamentalement différent. Éclipse, dont l'après-guerre montrera qu'elle n'était pas définitive, lorsque l'usage de la liberté démocratique aura été appris.
Tous les personnages, chacun à sa manière, s'accordent avec ce thème, mais c'est surtout Lazar qui symbolise, à mes yeux, le mieux, ce sentiment d'incapacité tragique à agir sur le monde. Il est écrivain, mais a cessé d'écrire, considérant que les mots n'apportent plus rien dans la situation du monde où il vit C'est sans doute un des personnages les plus touchants de ce livre.
Ce roman est également parsemé d'analyses brillantes, de remarques fulgurantes, dont on dirait parfois que l'auteur les a faites pour lui-même, comme le faisait Montaigne. Quel merveilleux tableau d'une société avec laquelle nous ne partageons plus grand-chose, mais qu'en quelques mots, SM rend vivante, sensible, mieux qu'aucun livre d'histoire ne pourrait le faire !
Malgré sa longueur, qu'on peut trouver parfois excessive, et peut-être grâce à une belle traduction, ce livre se lit avec plaisir et facilité. SM est indiscutablement un auteur majeur.