Peu de scientifiques ont été aussi féconds qu'Albert Einstein en un temps si bref et peu ont connu une telle gloire médiatique. Mais reconnaissons que cette gloire repose sur des circonstances, des propos, des images, des récits, qui ne nous éclairent guère sur le contenu de son immense travail. Le pari fait ici par EK est justement de nous en parler et de ne pas aborder l'homme public façonné à la fin de sa vie, quand son étoile scientifique était moins étincelante. Pour le faire, il nous propose un voyage, un peu nostalgique, dans les lieux qu'Albert Einstein a successivement fréquentés. Voyage sans doute parfois un peu aride pour des non-physiciens, mais qui peut néanmoins se poursuivre en tout état de cause. Une réussite !
Oublions alors, nous aussi, le personnage excentrique, le mari à éclipses, le père léger, l'auteur d'opinions politiques fortes, pour nous concentrer sur sa fécondité scientifique exceptionnelle. Elève moyen, il trouve un emploi loin de l'Université au début de sa vie. Ce qui lui donne le temps de penser à ce qui le préoccupe : la nature des lois physiques de ce qui nous entoure. Et il est ainsi fait que c'est cette réflexion à la fois abstraire et imagée qui est son milieu naturel. Il s'y adonne sans relâche et le livre montre bien qu'il le fait d'une façon profondément originale. Par exemple, quelle serait la vitesse de la lumière si j'étais à cheval sur un rayon lumineux ?
EK montre bien qu'il procède souvent par "expériences de pensée", que l'expérience tout court doit ensuite confirmer. Et, n'étant pas un pur produit classique de l'Université, il dispose d'une liberté de parcours intellectuel, qu'il va mettre en oeuvre avec acharnement. Une idée semble farfelue ? Poursuivons-la le plus loin possible : farfelu, inhabituel, insolite ne rime pas forcément avec stérile. Toute sa moisson de découvertes en fera la preuve, car souvent ses idées théoriques heurtaient ce qui semblait acquis par la communauté savante. Sa vie de jeune savant aura été difficile, car hors la reconnaissance de cette communauté qui lui était refusée à ses débuts, il n'y a pas de science. Heureusement pour lui celle-ci viendra vite, car ses prévisions furent confirmées par l'expérience, ce qui est en science, le seul juge de paix.
Le livre nous permet de suivre le travail de découverte d'Einstein sans faire appel à d'importantes connaissances préalables. Par des "expériences de pensée" simples grâce au talent d'EK, nous mettons le doigt sur les questions qu'Einstein lui-même se posait. Bien entendu, nous ne touchons pas dans ce recueil au formalisme mathématique qui a permis à Einstein de faire ses prévisions confirmées par l'expérience, mais nous avons une idée du bouleversement conceptuel induit par ses hypothèses. Et si on parle souvent de Relativité, ce n'est pas et de loin, le seul domaine qu'il a abordé : electro-magnétisme, structure atomique, quantas, photons et lumière, etc. En fait, il n'y a pas un seul champ de la représentation du monde que nous donne la physique de son époque, qu'Einstein n'ait abordé et transformé. Et ce livre nous fait la grâce d'en entrouvrir la porte ! Et notons au passage qu'à part le domaine des quantas qui évoluera beaucoup après Einstein, notre physique du 21e siècle n'a guère fait de percée conceptuelle par rapport à l'état des connaissances des années 1930 ! Serions-nous au bout de quelque chose que la pensée humaine a du mal à dépasser ?
Un détail amusant: Einstein se voyait en citoyen du monde, capable (et il l'a prouvé) de travailler partout. Et pourtant ce livre nous conduit de lieu en lieu en nous en montrant l'intérêt, parfois le charme... Il n'y a là nulle contradiction, mais un discret rappel qu'un lieu, un environnement, une architecture ne sont pas sans agir sur notre sentiment d'être "bien"... ou pas. Et le récit nous montre sans ambiguïté qu'Einstein savait apprécier les "bonnes vibrations" des lieux où il se trouvait.
Un livre plutôt facile à lire malgré l'ambition du sujet. Il y fallait un maître, à la fois de la physique et aussi de la langue, pour réussir. C'est fait.
Actes Sud 2016 - 245 pages