Aurions-nous remplacé le goût du vrai par celui de l'opinion ? C'est ce qu'examine EK dans ce court essai qui montre combien la recherche de la vérité scientifique est peu prisée de nos jours, certains allant jusqu'à mettre en cause la méthode même de cette discipline. Et comme la nature a horreur du vide, les opinions et les croyances se substituent, implacables, aux efforts de compréhension. Retour de balancier après une époque de foi en un progrès qui n'a pas produit que des fleurs immarcescibles ? Triomphe du "moi je", de la fermeture sur soi et de la médiocrité d'une parole simplifiée qui, au nom d'un égalitarisme où tout se vaut, ne rencontre plus aucun filtre discriminant acceptable par tous pour avancer.
Un point que je voudrais aborder avant tout est l'usage du mot le plus imprécis de notre langue, le mot "vérité". Mot-valise qu'on remplit de n'importe quoi et qu'on utilise souvent pour paraître et affirmer sans preuve. A-t-il encore un sens quand il est traîné dans les égouts des pires croyances ? Mot inutile enfin, puisqu'il ne permet pas de retenir la réalité dans son irrésistible impermanence, tant les idées et les valeurs qui cautionnent cette illusoire vérité sont fugaces. Mot, enfin, que la science doit rejeter, représentation du monde et cela seulement, jugée sur sa puissance à le comprendre et à agir sur lui. Elle procède d'une méthode collective et expérimentale unique et rigoureuse, qu'aucune autre discipline ne pratique. La science n'a rien à faire d'une quelconque vérité.
EK montre bien dans ce livre les dérives auxquelles nous assistons dans ce monde qui s'appuie de moins en moins sur la raison pour fonder ses jugements, même là où elle est pourtant irremplaçable. La pandémie actuelle le montre. Ceux qui ont joué les gros bras là où une méthode éprouvée n'a pas été utilisée se sont trompés et nous ont trompés. Certes, la médecine n'est pas qu'une science, mais si des procédures permettent efficacité et sécurité, elles doivent être utilisées et les déclarations d'autorité ne peuvent pas s'y substituer. C'est cela que l'opinion ne comprend plus bien, elle qui dispose de moins en moins de guides fermes de jugement. Elle est ballottée entre les déclarations de ceux qui abusent de leur position pour faire des affirmations qui excèdent leur domaine de compétence, celles qui font écho à des "vérités" sans preuve relayées ad nauseam par les réseaux dits sociaux et celles que véhiculent les égouts de la politique qu'un mensonge utile ne rebute pas.
L'auteur passe en revue les mécanismes de cette déshérence qui porte peu à peu à un relativisme paralysant. Ce n'est pas respecter la liberté des hommes que laisser n'importe quoi s'exprimer, c'est prendre ces hommes pour des imbéciles, incapables de compréhension, et les laisser croupir dans le marécage. C'est les enfermer dans un processus inefficace qui les disqualifie. EK rappelle aussi que certains sujets ne relèvent pas d'une mesure de leur acceptabilité par l'opinion, même si cela n'est pas dans l'air du temps. Il montre enfin combien l'idée de progrès a déserté les esprits, désertion préparée par certains progrès qui n'en sont pas, mais qui engendre un pessimisme excessif. De grâce, prenons acte de ce que nous savons, qui n'est pas rien ! Ce n'est que d'un savoir en permanente évolution et de son usage pondéré que nous trouverons des solutions à nos difficultés. Et oublions un peu notre arrogance qui nous faisait croire libres de disposer du monde, comme si nous n'en faisions pas partie. Peut-être ainsi la sagesse reviendra-t-elle ?
Un livre salutaire, car, même si l'idée de vérité semble une impasse qui n'a guère sa place ici, il aborde avec pertinence une évolution inquiétante de la pensée collective.
Tracts Gallimard (2020), 64 pages