attali medias"Des signaux de fumée aux réseaux sociaux et après"
 
Une représentation des médias est difficile à conceptualiser. Il s'agit d'un bien immatériel dont le domaine est vaste et imprécis. Ainsi les comportements peu scrupuleux des Gafas passent inaperçus, d'autant plus qu'ils portent sur le média le plus immatériel de tous, internet. Et quand on entend la réaction "je n'ai rien à cacher", on constate que le sujet même des exactions n'est pas perçu. Voilà ce dont cet essai veut écrire l'histoire et faire l'analyse, passant par les médias plus matériels (presse, radio, TV) pour aboutir à internet. Et lorsqu'on a bien perçu que richesse et pouvoir découlent de leur possession, on comprendra vite que le média transnational et pratiquement sans contrôle qu'est le Net pose de vrais problèmes ! 
 
Les 300 premières pages de l'essai sont l'histoire des médias et ses étapes essentielles, partant de l'invention de l'écriture pour aboutir à l'internet. Cette histoire est passionnante, bien documentée et les lois de son expansion sont bien exposées. Comme c'est souvent le cas dans les stratégies industrielles trop confiantes, les médias classiques sont restés concentrés sur leur ancien métier et n'ont pas pris en compte la concurrence d'internet qui a été fulgurante à partir des années 2000. Là où ils auraient pu les mettre en place, les produits et services nouveaux ont été créés par de nouveaux entrants. La décroissance des médias traditionnels est devenue considérable et l'auteur n'exclut pas leur disparition à terme.
 
Le chapitre suivant est consacré à présenter ce qui s'est vraiment produit sur le Net et à montrer en particulier le rôle, largement toxique, des réseaux sociaux. Prenons un exemple, il y en a de nombreux autres. Le mécanisme insidieux d'accaparement de données personnelles par Facebook, par exemple, permet une sélection fine des informations à adresser à un individu, car ce sont celles qu'il attend. Se crée alors un processus d'enferment de cet individu dans des informations répétées à satiété et qui, vraies ou fausses, finissent par devenir son évangile. Les exemples foisonnent, comme celui de QAnon aux USA. Et tout cela sans règle ni contrôle. On comprendra vite qu'un tel enfermement est incompatible avec la démocratie qui est un équilibre, par la négociation, des opinions, naturellement diverses, d'un groupe humain et surtout l'acceptation de collaborer avec des individus qui ne partagent pas vos valeurs privées.
 
Les derniers chapitres du livre tirent alors des conclusions de cette situation où les communautés sont sous une emprise de fait d'un outil d'information qui n'informe plus, mais rassure chacun sur ses croyances sans ouverture à celles des autres. Et tout cela sans règles, que la communauté aurait dû dresser au moins au niveau national. Et chacun sait combien le niveau supranational est peu contrôlable ! L'auteur formule alors ses recommandations pour sortir de cette dangereuse situation qui exacerbe une forme d'anarchie nombriliste et souvent populiste, observable partout. Anarchie dont on peut craindre qu'elle débouche sur une tyrannie nouvelle, moralisante comme elles le sont toutes, dont l'écologie (c'est moi qui l'ajoute) est un exemple inquiétant.
 
Les conclusions de l'auteur sont assez sombres et il est difficile d'affirmer qu'il semble totalement convaincu que ses recommandations suffisent. Le lecteur non plus d'ailleurs. Le livre est néanmoins un panorama réussi de cette nouvelle donnée qui transforme nos sociétés. Cela et l'histoire des médias qu'il présente valent toute notre considération.
 
Fayard (2021), 524 pages