kaddour orateurs
 
Ce très beau livre est le récit romancé d'un bref, mais intense instant de la société romaine à la fin du règne de l'empereur Domitien (an 81 à 96). Le récit se déroule en une seule nuit et fait défiler des hommes et des situations dominés par la volonté sans contrepoids d'un empereur devenu un tyran. Que se passe-t-il alors, quand la loi est remplacée par les caprices d'un homme ? Que devient le peuple ? Une plèbe ? Quel chaos va résulter d'une action dominée par la seule recherche de la survie personnelle ? Que devient dans cette situation dégradante la gloire d'un homme qui aurait dû inscrire à travers elle sa vie dans un destin ? Où commence la lâcheté et où finira-t-elle ? La soumission garantit-elle la vie sauve ? Comment une société aussi structurée que Rome peut-elle supporter la perte de ses hommes les plus valeureux, celle de sa régulation par la loi ou de l'amour de son peuple ? L'histoire montre qu'elle ne le peut pas et qu'il lui reste à réussir un rapide rétablissement ou à mourir.
 
J'ai souvent pensé, en lisant ce roman, à l'autobiographie de Chostakovitch qui déclarait dormir mal, souvent habillé, valise prête, guettant la nuit les bruits de bottes de ceux qui viendraient le capturer. Il pensait parfois bien aux yeux du tyran, mais aussi, parfois, mal et, ni ses décorations, ni ses succès passés, ni l'amitié apparente de Staline ne le mettaient à l'abri du goulag. Il vivait, comme Tacite dans ce roman, dans un univers où "la pensée n'a plus que le silence comme moyen de sa liberté". Mais une pensée solitaire qui ne s'échange plus, qui ne reçoit plus l'apport de la discussion, existe-t-elle encore ? Et où va une société qui ne peut plus penser ?
 
Le roman s'étend sur les terribles humiliations qu'ont à subir ceux qui gardent le silence face aux crimes du "maître-dieu" qui, sous un prétexte futile, exile ou assassine leurs proches sans qu'ils puissent hausser les sourcils. Tacite, sénateur prestigieux, va vivre ce cauchemar. Peu à peu, le nuage toxique va le menacer. Comment se conduire, alors ? Longue méditation sur l'asservissement imposé, sans lequel une mort indigne est certaine. Quel espace reste disponible au courage ? Notons au passage celui de l'épouse de Tacite, Lucretia, amie d'enfances du tyran. Et ayons une pensée pour ceux qui, de nos jours, sous des régimes infâmes, mais aux avatars multiples, continuent à vivre cette déchéance de leur existence.
 
Le roman est aussi l'occasion de mettre en scène le "maître-dieu" lui-même. Domitien avait été un bon administrateur dans sa première partie de règne. Alors, pourquoi cette dérive, cet enfermement dans la solitude du caprice, au milieu de courtisans soumis ? Quelle terreur le possède au point de ne pas accepter la moindre mise en question de ses pensées ? Le danger républicain vis-à-vis de l'empire était-il si grand ? Il ne semble pas. Alors jouissance gratuite d'actes souvent cruels ? Abandon de toute raison et recherche même de la folie pour actualiser les instincts profonds ? Cruauté émoustillante par sa pratique même, mais aussi par le dernier écho du péché qu'elle titille dans une âme pourrie ? Le lecteur fera son choix.
 
Cette plongée angoissante dans un monde romain plus fragile qu'on pense est passionnante et elle évoque notre propre fragilité. L'auteur brode de sa grande culture un texte qui ne faiblit jamais et sait nous séduire au-delà du jeu du pouvoir devenu fou qui en est l'essentiel. Longues digressions sur Virgile ou Pétrone, note acerbe sur Orphée, cet "escroc déguisé en belle âme", citations latines heureusement traduites et illustrées, méditation sur la liberté et son usage, etc. Un régal pour ceux qui n'hésiteront pas à lire, en presque autant de temps qu'il ne faut au soleil pour revenir, ce superbe récit d'une nuit romaine.
 
Gallimard (2021), 362 pages