sureau or temps
 
Ce roman possède une forme littéraire empreinte de curiosité érudite, légère et insouciante des fins, qui m'a ravi. Pas de précipitation à faire vivre une intrigue, il n'y en a pas. Le temps du monde ne s'écoule plus, l'Eden n'est pas loin. Même nous, lecteurs habitant le siècle, sommes piégés par les allées, multiples jusqu'à l'infini, qui composent la carte de ce récit d'une considérable richesse. Pour l'unité, sans laquelle le marécage aurait guetté, une trame est fournie par la Seine, de sa source au Havre. S'y ajoute la référence récurrente à un livre peu connu, en abyme. Un avertissement : si votre ego redoute d'être pris en flagrant délit d'inculture, ne lisez pas ce livre qui vous mortifiera. Et si cela vous indiffère, pensez quand même à disposer à portée de clavier d'un bon moteur de recherche. La récompense est sur la route. Un livre qu'on ne doit pas lire, mais relire.
 
L'or du temps. Les mots sont ambigus. Il s'agit ici non du temps qui passe, mais de celui qui est passé et a déposé dans la mémoire des choses et des hommes des marques, des images, des sons, des senteurs, qui par leurs forces et leurs qualités, valent qu'on se les remémore. D'ailleurs, plus l'âge avance, plus cette recherche s'impose pour se convaincre que tout n'est pas que vanité, comme le prétendent les affamés de transcendance dont le fonds de commerce est le mépris de la vie. C'est donc un recueil de ces pépites qui est proposé ici, pépites qui ont parfois la forme d'un méchant caillou aux arêtes tranchantes. Ou dont, parfois, on peut même ne pas saisir de suite la richesse. Et, l'évocation de chaque instant donne à l'auteur l'occasion d'une réflexion, d'une proposition qui peut conduire bien loin des rives du fleuve. Mais, n'y a-t-il pas aussi un plaisir à se perdre ?
 
Page 26, par exemple, l'auteur cite les paroles d'un moine qu'il nous propose en méditation : Celui à qui un autre être humain ne manque pas ne s'appelle pas "Être humain". Le temps peut faire une pause, ici comme lors les centaines d'autres citations ou réflexions analogues proposées. Les lieux traversés, les portraits, les événements décrits sont les bornes de ce parcours entre lesquelles nous naviguons. Et ces faits entraînent des points de vue souvent lumineux de l'auteur, comme par exemple pages 321-325, sur la faillite de Paribas, la conduite de son président et le contexte de cet événement. Sans négliger quelques saillies savoureuses comme celle de la note 1 page 321. Non seulement l'auteur ramasse des pépites, mais il en fabrique ! À l'exemple enfin de cette proposition page 29-30 qui suggère que civiliser n'est pas éteindre violences et passions, mais les détourner vers d'autres buts. Il en propose des centaines semblables.
 
Il est clair que ce livre doit se lire dans le calme, sans précipitation, ce qui n'est guère dans l'air du temps et conduira à des abandons. C'est un peu comme un chocolat de qualité dont la saveur échappe à ceux qui le croquent et l'avalent et ne se révèle qu'à ceux qui le laissent lentement fondre dans la bouche. Sa lecture est parfois exigeante aussi. Les phrases peuvent être longues, chargées d'incidentes, les mots recherchés, certaines propositions elliptiques, etc. Et, encore une fois, le recours au moteur de recherche pour préciser une signification, un moment d'histoire, le contenu d'une œuvre, ne manquera pas d'irriter ceux qui croient tout savoir ou pensent qu'internet les dispense d'apprendre.  Quoi qu'en dise la loi, qu'il faudra changer un jour, ce bon coup de pied au cul de ceux-là sera peut-être la voie de leur rédemption ? Mais pour les plus sages, ou plus modestes, ce livre restera un grand moment de littérature.
 
Gallimard (2020), 850 pages