Infortuné, Augustin ? Un chirurgien qui, par sa nature, son travail, a pu devenir chef de service, a eu les moyens d'acheter un château dans le Berry, a gagné les faveurs d'une femme de qualité, peut-il être traité d'infortuné ? C'est pourtant ce que le livre va doucement faire penser au lecteur. Pour chacun de nous existe peut-être derrière les jeux du réel, derrière un voile d'espoir (d'illusion ?) un état plus enviable où ceux qu'on aime ne partent pas, où la beauté reste sans tache, où le savoir est accessible, un état dont le mal aurait peur, un état dont nous saurions, peut-être, trouver le chemin ? Un rêve que l'expérience de la vie va enfouir, mais dont les lambeaux miroiteront encore longtemps dans le cœur d'Augustin, même s'il "vit sans regret les toits de Salonique s'éloigner et disparaître".
Lecteur, vous qui aimez les intrigues palpitantes et les suspenses impitoyables passez votre chemin. Imaginez-vous, plutôt, parcourant une forêt paisible, mais rêvant, par exemple, que cette solitude que vous avez choisie aurait pu ne pas être et qu'un autre choix de vie vous était accessible. Pourriez-vous douter d'avoir fait mauvais usage de votre liberté ? Oui, il faut jouir de cette liberté pour douter de ses bienfaits. Ne serait-ce pas dans son usage que se cacherait l'infortune ? Et, sans doute, n'existe pas de liberté sans risque d'infortune.
La vie et l'initiation qu'elle apporte se chargent bien de donner à cette liberté un coup d'éteignoir sévère. La Camarde ne vous demande pas votre avis, Mars est un despote et l'instinct de reproduction (on peut parfois l'appeler amour) n'est pas un choix. La vie, si elle continue, appelle d'autres vertus et donne d'autres raisons de l'aimer. Et si elle ne se poursuit pas, la question est entendue. Rassurons-nous, l'infortune est un piège qui ne fonctionnerait pas sans son contraire, même s'il est vrai que certains attirent plus que d'autres les malheurs par leurs actes.
C'est avec sensibilité, érudition et dans une langue superbe, presque proustienne, que ce roman nous invite à cette réflexion sur la liberté et ses conditions. La vie d'Augustin, qui frôlera l'amour, la guerre et la mort au cours de cette initiation, là où pèsent d'autres exigences que celles de l'usage de sa liberté, va être l'occasion pour l'auteur d'un mode d'expression virtuose de sa présence au monde. Descriptions personnelles, ressentis, images évoquées de détails qui campent une situation. Sans oublier les raccourcis qui, en quelques mots, établissent une vérité et, comme il le dit lui-même, dévoilent ce qui est caché. Un très beau livre, dont il me semble que la relecture sera une seconde découverte.
Folio 2429 (1990), 308 pages