mann montagne
 
Je suis à la fois fasciné et un peu déçu par ce livre exceptionnel. Un texte de près de mille pages n'est pas quelque chose qu'un auteur aurait écrit par hasard, par jeu. Mais il demande parfois au lecteur un effort dont je me demande si ce qu'il apporte le justifie. On y ressent une force littéraire éblouissante, un génie rare de la description des hommes, de leurs vies et de leurs relations sociales dans un milieu confiné, celui d'un sanatorium dans les années 1910. Mais, ce qui leur reste de liberté, outre les fonctions animales, est l'usage, pour certains, du jeu de leurs esprits. Est-ce le temps qui a passé, est-ce l'absence de culture en particulier scientifique, mais ces longs débats dans ce monde fermé, en particulier sur le temps, la maladie, la biologie, la société, accouchent d'une souris, ne règlent rien et ont conduit à la guerre. Publié en 1923, le texte aurait pu s'aider des percées décisives de la science et se faire plus critique de cette stérilité intellectuelle ! Il nous surprend heureusement en contrepartie, par sa qualité romanesque et la force des portraits humains qu'il dresse.
 
Le monde a profondément changé en un peu plus de cent ans et il est clair que la situation du roman serait inimaginable de nos jours. La médecine a considérablement évolué depuis et des séjours de "cure" de sept ans ne sont plus prescrits. Certes, d'autres situations d'enfermement médical ont lieu, mais elles n'ont rien à voir avec le luxe impressionnant, coûteux et cosmopolite qui décrit ces lieux de vie (de survie ?) que décrit l'auteur. C'est donc une page d'histoire que nous découvrons ici, avec la distance qu'elle entraîne naturellement. Cette situation est renforcée par le détachement que l'auteur manifeste également à l'égard de ses personnages. Peu d'empathie ; nous sommes au zoo. Or, il me semble qu'il est difficile au lecteur de rester vigilant face à un récit où l'on ne ressent pas une part de soi dans les personnages, ce que l'auteur ne favorise pas par son parti-pris d'observateur.
 
En revanche, le souci du détail des récits, à la foi dans les portraits, les situations, les paysages, les rapports sociaux et même les pensées des personnages, confère à ce roman un réalisme, parfois presque excessif et troublant. Nul n'a mieux décrit la magie de la neige dans un paysage de montagne, ou la subtilité d'une relation amicale comme celle qui unit les cousins du roman. Nul n'a mieux campé un personnage charismatique et volubile, ou une femme bornée, mais affirmative. Il me semble, par contre, que les relations amoureuses, probablement intenses dans ces circonstances sont traitées sans chaleur et souvent intellectualisées. La table, les vins et les alcools sans oublier un bon cigare forment un horizon des joies terrestres dont le désir amoureux est presque absent.
 
Le roman reste une plongée incomparable dans l'âme de ceux qui, soumis à cet enfermement déresponsabilisant, mais confortable et presque rassurant en dépit de la maladie, pèsent à chaque instant les plus et les moins de cette servitude volontaire que leur aisance permet. La question est éternelle et particulièrement actuelle, quand les États prétendent de nos jours assurer dans mille domaines des fonctions qui privent les individus et les familles de leurs responsabilités individuelles en échange d'un cocon protecteur. Santé, sécurité, éducation, revenus et patrimoine, par exemple. Sans parler des fonctions telles que l'honneur ou la gloire qui, il y a cent ans, étaient encore des valeurs avec lesquelles on ne transigeait pas et aujourd'hui confiées au gendarme.
Ce livre apporte sur la servitude volontaire une riche matière à réflexion tout à fait intemporelle, dont nous pouvons encore largement tirer profit. C'est sans doute ce qui en fait un grand livre qui mesure, presque à chaque page la valeur d'échange de cette soumission consentie. Cette question, particulièrement pesante de nos jours, est actualisée par l'émergence d'une modélisation virtuelle mondiale de nos destins, informée de tout et suivie d'un traitement digital remarquablement efficace des situations où l'homme risque de subir sans comprendre. Cette soumission d'un nouveau type est pour beaucoup dans l'évolution de nos sociétés, dont l'organisation ne peut plus être celle conçue pour des hommes libres et responsables que nous cessons ainsi d'être. Relisons Thomas Mann ?
 
Le livre de poche (1931), 980 pages