Un concours de circonstances m'a fait lire ce livre, sans doute assez peu fréquenté de nos jours. Il me semble pourtant que Maurice Genevoix a encore beaucoup à nous dire, même si la mode n'est plus à cette tranquille assurance, à cette discrétion, ou à cette humilité parfois un peu raide qu'il affiche. Même si, à la fin de la lecture de ces morceaux choisis d'une vie, on n'en sait guère plus sur l'homme, on aura, en sa compagnie, parcouru de bien réels chemins qui nous parlent admirablement de la vie et de la mort et dont certaines étapes impressionnent. C'est aussi la qualité de la langue qui nous emporte, car elle permet à l'auteur de dire les choses et non de les évoquer seulement.
Quel abîme sépare ce texte de bien des productions actuelles ! Quel superbe usage de la langue, de sa syntaxe, de son vocabulaire ! Un enchantement qui peut parfois même dérouter un lecteur contemporain. Recours inévitable au dictionnaire, tant certains mots sont devenus rares ou caractérisent des actes de la vie qui n'ont plus cours. Lorsqu'il roule, à la brunante, à travers le finage, il nous rappelle que les choses ont eu un nom qui évoquait leur histoire, leur usage, leur fonction. Et nous invite tant à les découvrir qu'à ne pas penser que l'univers est né avec nous. Quel enchantement que la redécouverte de ces mots abîmés par le temps, mais qui conservent encore leur charge et dont l'oubli souligne combien notre lien à la réalité immanente s'est distendu quand ne sont plus requis les mots pour la décrire.
Au fond, ce livre est une invitation permanente à voir, entendre, toucher, sentir, goûter notre monde ici et maintenant. Aucune spéculation ne trouble cette plongée dans la réalité. Aucune volonté, non plus, de la comprendre, de la mettre en équations, d'y trouver des lois ou des dogmes, d'en faire un objet accessible à l'esprit de l'homme. On ne manquera pas de rapprocher de cette attitude, celle du bouddhisme et de sa dévotion à l'instant présent. Mais on pourra aussi s'interroger sur ce qu'elle apporte de plénitude personnelle, mais, en revanche, d'immobilité et de soumission aux aléas, si cette ligne devient trop exclusive dans la conduite d'une destinée.
De ces morceaux épars choisis pour constituer le récit d'une vie, il n'est pas question de faire ici un recensement. Quelques pages diront comment vivait un jeune enfant brillant au début du 20e siècle. D'autres feront sentir la forêt et ses hôtes mieux que quiconque ne l'a jamais fait. Certaines diront ce qu'est la mort dans les yeux de celui qui s'en va et ce que sa présence obsédante brûle chez celui qui la sent approcher à chaque instant sans savoir s'il lui échappera. D'autres enfin diront ce qu'est l'amitié et certains instants fugaces de bonheur.
Mais, au-dessus de tout, flotte le dogme structurant de cet homme qui n'en a pas, qui ne veut pas en avoir : la liberté. Il revendique à chaque page la liberté de conduire sa vie en accord avec cette recherche d'un lien plein avec le réel. Nous sommes loin de l'acceptation actuelle, très contestable, d'une liberté sociale de dire et faire à peu près n'importe quoi. Il ne s'agit pas de cela ici. L'auteur donne à ce concept un sens privé, personnel : conduire sa vie. Une phrase, presque une boutade, le résume : Tout homme est voué à n'être que ce qu'il aura été. Une tautologie, certes, mais qui met à distance les représentations imaginaires ou spéculatives et souligne qu'il sera inutile de prétendre avoir subi quand on pouvait choisir et qu'on ne l'a pas fait.
Un très beau moment de lecture qui nous parle d'un monde et de valeurs qui furent celles d'un temps récent, mais passé. Certes, cela ne suffirait sans doute plus pour faire son chemin dans le monde actuel, sauf à s'en retirer. Mais il y a quand même ici et là un parfum du génie de notre espèce qui nous comble.
Poche, 352 pages