fedorovski poutine

 

Lorsqu'on invite la Turquie à rejoindre l'Europe et pas la Russie, c'est que le court terme nous aveugle et que notre politique internationale est vassale de celle des USA. Ce livre, s'il nous parle de Poutine, nous parle aussi et surtout de la Russie que nous devrions connaître et respecter infiniment mieux que nous ne le faisons, au contraire de nos intérêts réalistes. Et justement, cette biographie nous en donne une occasion de première main, compte tenu de l'origine russe et du passé de son auteur. Passionnant.

 

Un archétype russe mal perçu.

Nous ignorons en effet beaucoup des attentes du peuple russe, de ses valeurs, de ses critères d'action, que Poutine a su remarquablement incarner, ce que traduisent sa longévité et sa cote. Il ne s'agit pas d'approuver, il s'agit de comprendre et d'abord de savoir. Or l'approche occidentale actuelle que nous croyons universelle, fondée sur des valeurs de peuples riches, est un filtre déformant qui trouble notre compréhension. Nous resterons sur le pas de la porte si nous nous enfermons dans nos idéologies et si nous n'acceptons pas que des peuples puissent vivre et construire leur univers en acceptant la peine de mort, en ne donnant aucune priorité aux droits des homosexuels, en fondant le pouvoir sur les hommes et non sur les principes démocratiques, etc. et que nous n'avons aucun droit, mais seulement la force éventuellement, pour leur imposer notre vision du "bon Etat". Et en nous conduisant ainsi, nous oeuvrons contre nos intérêts réels.

Et pourtant, la Russie, c'est l'Europe.

N'oublions pas tout ce que nous avons en commun avec les Russes. En dépit de leur sentimentalisme à fleur de peau, leur approche du monde est enracinée, comme la nôtre, dans la prééminence de la raison. Leur production scientifique a été considérable, leurs lois procèdent des hommes et non des dieux, même s'ils s'en sentent plus proches que nous. Et ce sont les nôtres. Et que ne doit-on pas à la Russie dans le domaine de la musique, de la littérature, des arts plastiques, etc. ? Ce livre rappelle ces vérités, ici et là. Et, peut-être, sans l'armée russe, serions-nous tous nazis. Et n'oublions pas non plus qu'aucune source de conflit ne nous sépare d'eux. Nous sommes vassaux d'une politique fabriquée outre-Atlantique au lieu d'en avoir une fondée sur nos intérêts. De Gaulle le savait. D'autres l'ont oublié, qui ne sont pas tous de "gauche"...

Un chef d'Etat stratège et non un administrateur.

Alors, quand Poutine, formé à l'ENA locale, le KGB, grimpe dans l'échelle du pouvoir, c'est à ses qualités qu'il le doit et que ce livre précise. Sérieux, concentration, souplesse (le bon masque au bon moment), loyauté, fermeté. Un peu de chance ? Sans doute ; il en faut, parfois, comme être là à l'instant propice. Mais ce qui, dans ce récit, m'a frappé est la capacité stratégique que Poutine a eue face au chaos post-Eltsine lorsqu'il prend le pouvoir suprême. Il mesure la profondeur des dégâts et il sait ce qu'il peut obtenir, ou pas, du peuple et des institutions encore valides. Le livre est éclairant sur cette période-clé. Qu'on l'apprécie ou non, Poutine a sauvé la Russie de l'effondrement en s'appuyant sur la nation réelle et non sur des concepts idéaux. Belle leçon. Poutine se manifeste en stratège, qui a su replacer son action dans le long terme de son pays.

Un échec économique.

Il a certes bénéficié alors de la hausse des prix des hydrocarbures, richesse qui a permis à la Russie de tenir le coup et de faire le ménage. Mais cet argent "facile" a eu sa contrepartie : l'économie s'est perdue dans cette facilité. Elle est aujourd'hui en mauvaise posture et le prix des hydrocarbures baisse. Le vide industriel se fait sentir. L'URSS est morte non de ses idées, mais de son incapacité à assurer la prospérité de son peuple. Poutine aurait dû en tirer la leçon, car il est sans doute bien tard pour le faire.

Une Europe servilement alignée.

Face à cela, notre relation avec la Russie de Poutine fait peine et un peu honte. Sur la pression des USA, qui ont toujours craint que l'Europe prenne son indépendance, tout a été mis en place depuis la dernière guerre pour empêcher une alliance avec la Russie, qu'elle soit nationale ou européenne. Les USA ont peur de la Russie et tentent par tous les moyens de l'isoler. Ils sont encore, les républicains surtout, aveuglés par l'URSS. L'Europe avait là une occasion de jouer un rôle. Elle n'a rien fait. Il fallait être américain pour penser qu'on pouvait trouver une solution en Ukraine de l'Est sans mettre les Russes autour de la table. L'Europe pouvait l'exiger et ne l'a pas fait. L'affaire des "Mistral" a ridiculisé la France, qui, aujourd'hui, pour plaire aux USA, ruine ses agriculteurs dans des mesures d'embargo décidées ailleurs, vitupère Bachar quand les USA font volte-face avec lui, etc. Cette politique de valet joue contre nous qui sommes obligés pour plaire à nos "maîtres" de considérer la Russie comme un ennemi, au risque par exemple, de la voir ouvrir à la Chine une porte, qu'elle ne saura ensuite plus jamais refermer.

Ce livre est important, car il est à la fois une ouverture sur le monde russe, que nous ne faisons pas l'effort de connaître, mais aussi parce qu'il est un miroir de nous-mêmes. Et pas très flatteur. Bien entendu, tout ce que contient cette fiche ne provient pas du livre mot pour mot, mais reflète aussi les réflexions qu'il a provoquées chez moi. N'est-ce pas la meilleure façon de dire que c'est une réussite ?

Le Livre de Poche 33711 (2014) - 260 pages