Ce livre sensible, qui parle beaucoup à la première personne, relate les émotions, souvent fortes, d'une jeune femme turque moderne qui cumule bien des raisons de se sentir mal dans ce pays autoritaire. A l'évidence, l'Islam ne lui parle guère, ses opinions de gauche gênent, son intérêt pour l'Arménie ou pour les Kurdes heurte le politiquement correct local, son féminisme déplaît et son activisme militant lui a couté cher dans cet Etat à la tendresse refoulée et l'a conduite à l'exil. Elle nous fait partager ici son cheminement cahotique et violent de contestataire dans ce pays non démocratique et où la liberté individuelle est au dernier balcon du theâtre public. La question arménienne sert de fil conducteur.
C'est pour moi l'intérêt majeur de ce livre, que de montrer comment la propagande, l'éducation, sans doute relayée par l'Islam, ont peu à peu fait des Arméniens des parias en Turquie, à qui on ne parle pas, qu'on évite, qu'on ne voit pas, qu'on spolie "parce qu'ils sont arméniens". Le conflit a été terrible, en particulier en 1915 où 1,2 millions furent massacrés (sur près de 2 millions) et les survivants déssaisis de leurs biens en attendant des pogroms ultérieurs. La très forte minorité arménienne se battait pour son indépendance face à un Etat nationaliste assimilationniste. Le petit Etat arménien actuel, indépendant depuis 1991 seulement, laisse beaucoup d'amertume subsister...
Mais ce livre pose indirectement d'autres questions, encore parfaitement d'actualité, y compris sur nos terres de "démocratie" et sur lui-même.
D'abord, était-il possible que deux civilisations profondément distinctes vivent ensemble sur le même territoire ? Quelle transcendance aurait permis une unité supérieure ? Comment, par exemple, l'Amérique, qui voit aujourd'hui son "american dream" s'essoufler va-t-elle affronter le multiculturalisme qui l'a bâtie ? Y avait-il en Turquie d'autre solution que le conflit avec ces peuples (arméniens ou kurdes) dont l'assimilation était impossible compte tenu de leur nombre ? La Conférence de Paix de 1919 a laissé, là aussi, un champ de mines.
L'auteur n'aborde pas ces questions de fond. Elle n'a sans doute pas grand chose à dire, un peu éblouie par l'illusion du pouvoir de la simple contestation. Sa bonne conscience et son courage sont admirables, mais en quoi préparent-ils une solution ? Revendiquer au nom de principes qui n'ont pas cours sur la terre d'Islam ni dans une dictature impitoyable, à quoi cela conduit-il ? Maintenir vivant le désir de démocratie ? Internet fait mieux, semble-t-il ; et ça ne suffit pas. L'URSS est morte de son incapacité à nourrir son peuple ; la Turquie est un relatif succès économique apprécié par le peuple. Nous ne sommes pas au point de basculement que des manifestations pourraient hâter. La position de PS semble très superficielle et limitée à ses émotions, sans vraie compréhension de ce qui est en jeu.
J'aime la poésie de ce livre, sa capacité à nous faire partager et comprendre la dureté de l'injustice et de l'absence de liberté. Je n'aime pas son idéalisme qui masque une absence de réflexion et qui nous laisse, au fond, sans avoir fait de progrès dans notre compréhension de la Turquie et de ses démons.