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Le titre précise à juste titre qu'il ne s'agit pas d'une biographie, mais d'un portrait de Jean-Sébastien Bach. Et c'est, en effet, une somme de points de vue sur l'homme, sur ses oeuvres et sur son temps qui nous est offerte ici. Point de vue privilégié et éclairé, puisqu'il provient d'un chef qui a fait des enregistrements de référence des oeuvres, en particulier vocales, de JSB. Certes, une familiarité minimale avec la vie et la musique de JSB et avec son époque est indispensable à sa lecture. Mais quelle récompense !

La richesse de ce livre est considérable et il serait hors de propos de tenter un résumé exhaustif. Mais pour ceux qui aiment cette musique écrite il y a 300 ans dont l'actualité étonne, JEG apporte quelques pistes pour mieux la parcourir. Pistes fondées sur l'homme, sa musique, mais aussi sur son environnement. Et qui renforcent toutes sa conclusion que les circonstances qui ont permis cette oeuvre monumentale sont ancrées dans leur temps et sont uniques, alors que l'oeuvre elle-même est hors du temps.

Une image inexacte

Le XIXe siècle a forgé une image rigide de cinquième évangéliste au cantor de St Thomas de Leipzig. JEG nous dit au contraire qu'il habite sur terre et non chez les anges. Et que c'est bien par son humanité manifeste qu'il nous est cher. Ses Cantates, ses Passions et en particulier la St Matthieu, nous parlent de nos chagrins de nos craintes, de nos souffrances, de notre mort à venir, mais aussi de nos joies, de nos espoirs et de notre confiance dans l'avenir. On danse, on crie, on jubile et on se recueille en même temps. C'est une humanité lucide et réelle qui reçoit cette musique, sur laquelle elle danse, elle chante et parfois pleure. L'homme est ce qu'il est et en aucun cas l'idéal vers lequel, néanmoins, il tend. JSB est un être humain heureux de vivre, parfois même truculent, orgueilleux, têtu, mais amoureux de la vie, ici et maintenant, avec les siens, en dépit des coups que le sort lui a prodigués.

La musique comme harmonie de nos vies

Il faudrait être aveugle et de mauvaise foi pour prétendre que JSB n'avait pas placé sa vie sous le signe du Christ. Il faudrait être sourd pour prétendre que ce choix était l'horizon de sa musique. La théologie est une affaire de mots dont la musique prend le relais pour aller plus loin et plus profond. JSB s'adresse aux sens, sans le truchement des mots avec lesquels il prend souvent de grandes libertés, pour parler aux hommes de leurs préoccupations et leur tendre la main. Tel un psychiatre il ne raisonne pas, il accompagne. S'il parle (oh, combien !) de la mort, c'est pour l'exorciser, lui donner un sens ressenti, mais non raisonné. Il cherche un acquiescement à la spiritualité luthérienne par ce qui émeut et console, non par ce qui convainc. Il entre ainsi en concurrence avec les pasteurs de sa foi, ce qui lui vaut quelques soucis... Et il fait aussi un prodigieux travail sur le temps : le temps qui passe fait peur, puisqu'il conduit vers la mort. Certes, mais en lui donnant un rythme fondé sur les étapes du calendrier luthérien, le temps prend un sens qui dépasse nos courtes existences. Célébrations, rites, anniversaires se suivent et se suivront à jamais. Le temps n'est plus un fleuve amorphe qui fuit et disparaît, c'est un escalier vers l'éternité. L'ordonnance des cycles de Cantates nous le rappelle. Nul avant lui ni d'ailleurs après, n'a su nous dire cela.

Une oeuvre hors du temps

Soyons aussi conscients que l'environnement dans lequel JSB composait et vivait n'avait encore pas été pénétré par les "Lumières" du 18e siècle et que toute idée d'empirisme scientifique en est totalement absente. Les traces de la terrible guerre de Trente Ans sont encore là et l'ordre du monde doit être restauré à bout de bras. Les spéculations viendront plus tard. A l'école, 50% du temps est consacré à la théologie et à la musique. JSB, disait-on, vivait sur les 200 ans passés. Qu'à notre époque sa musique nous touche encore démontre sa transcendance, son détachement des conventions d'un temps, pour atteindre ce qui est profond et permanent dans l'homme. A ne pas confondre cette verticalité avec l'horizontalité des "cultures" mondialisées qui flottent sur le temps qui passe...

La perfection de la musique

JSB était conscient de cette qualité de la musique et, bien entendu, de la sienne. Et quand il se battait bec et ongles contre la stupidité de certains, ce n'était pas de lui-même qu'il avait une haute idée, mais de la musique, dont il défendait d'ailleurs autant l'exécution que la création. Créateur exceptionnel, il l'était en effet, ayant à la fois une connaissance absolue de l'harmonie, une capacité de travail peu commun et ce quelque chose de plus difficile à cerner. Dans ce cadre encore traditionnel, son imagination déconcertait parfois les auditeurs routiniers. Et pourtant JSB n'avait rien d'un prophète. Il affirmait une perfection du présent, mais si profondémment que cela déconcertait parfois. C'est l'immense mérite de ce livre de nous prendre par la main pour suivre certaines des grandes oeuvres de JSB et de montrer du doigt leurs singularités. Oeuvres qu'il faut bien entendu écouter, réécouter et, si possible, jouer. Oeuvres qui nous parlent de l'humanité avant toute autre chose.

Ces quelques notes n'épuisent pas, de très loin, le contenu de ce magnifique livre, bien écrit, difficile, mais globalement accessible à qui aime la musique, car chaque page apporte une réflexion sur JSB, certes, mais aussi sur tout ce qui fait l'honneur de la culture et dont la musique est, pour moi le premier fleuron.

Flammarion (2013) - 750 pages