huntington choc civilisations

 

SH, historien américain, proposait ici en 1996 une grille d'analyse de la géopolitique que la fin de la guerre froide a cessé de réduire au conflit dualiste bien connu. Sa proposition se fonde sur une division du monde en 7 ou 8 zones culturelles (les civilisations), relativement homogènes et dont les visions différentes du bien et du juste sont devenues sources des conflits actuels les plus graves. Il apporte un éclairage indispensable à notre perception des forces qui conduisent le monde actuel où d'autres civilisations que l'occidentale montent en puissance.

 

Quelques préalables

Précisons d'abord, comme le fait l'auteur, que cette grille n'a pas prétention à une prise en compte de tous les conflits, comme ceux internes aux civilisations. La gravité du conflit chiite/sunnite dans l'Islam en est un, qui fait d'ailleurs peser un doute sur la pertinence d'une civilisation islamique unique.
De même, cette grille n'intègre pas d'autres facteurs géopolitiques structurants, souvent économiques, ou d'évolution des civilisations retenues. L'évolution de la perception de sa propre identité par l'Islam, par exemple, est frappante : après avoir échoué dans l'imitation du modèle occidental, l'Islam se structure aujourd'hui autour du fondamentalisme (Iran, Daech, Arabie Saoudite, Qatar, Egypte qui a senti le vent du boulet, etc.).
Il ne faut pas non plus penser que la convergence des modes de vie liée à l'enrichissement et à la mondialisation qui les répand, signifie convergence des civilisations, comme cela est parfois prétendu.. Passez quelques jours au Japon et vous comprendrez.

Contenu du modèle

Encore une fois, ce modèle est au mieux une des faces de l'analyse de la géopolitique et non la seule. Il apporte simplement une grille utile dans une proportion élevée de cas (50% dit l'auteur) et qui doit être complétée, en particulier par une analyse plus locale des facteurs de déclenchement des conflits. Résumons les points essentiels :


- La culture commune d'une civilisation est un élément fort de sa cohésion humaine interne. Les valeurs ainsi partagées résultent pour beaucoup de la géographie et de l'histoire. Mais elles résultent aussi de croyances spécifiques indémontrables qu'il faudra alors défendre avec d'autant plus d'énergie qu'elles ne sont partagées ni par le fond commun de l'espèce, ni par la raison. Ce sont en général des religions.
- Tous les hommes, par leur appartenance à la même espèce, partagent des valeurs de base communes. Les civilisations qui en ont ainsi ajouté bien d'autres qui leur sont propres ne peuvent jamais prétendre de ce fait à l'universalité. Ni les croisades ni les djihads ne réussiront. L'occident a lourdement sévi dans ce domaine en prétendant ses valeurs universelles au prix de beaucoup de sang, comme aujourd'hui les "droits de l'homme", la démocratie, la laïcité, l'individualisme, l'écoidéologie, etc.
- La fin de la guerre froide a laissé place à un monde multipolaire avec l'affirmation de civilisations (Inde, Chine, Japon, Amérique latine, etc.) fortes de leur nouvelle puissance. L'occident, en revanche, voit sa présence relative décroître et son rôle dominant être contesté.
- Aucun "mariage" de civilisations n'a jamais réussi.
- Chaque civilisation se regroupe autour d'Etats-phares au rôle essentiel pour assurer ordre et image aux civilisations. Ils ont aussi, seuls, la puissance pour d'éventuelles négociations entre civilisations en affrontement. Le livre consacre d'ailleurs un passionnant chapitre à la dynamique de la résolution de tels conflits, où ces Etats-phares sont déterminants.
- La prétention à imposer les valeurs occidentales prétendues universelles ( y compris le christianisme !) a été et est encore une source majeure de tels conflits. Ce prosélytisme est la maladie de toutes les civilisations puissantes.

Conséquences

Cet ensemble d'observations conduit l'auteur à affirmer que les frontières entre civilisations deviennent des lieux privilégiés de conflits, ce que l'histoire récente confirme (Ukraine, Bosnie, Arménie, Caucase, Maghreb, etc. )

Alors que le 20e s. a été dominé par des conflits d'états, d'origine idéologiques, mais à l'intérieur de la civilisation occidentale, faut-il avec SH craindre que les temps à venir soient dominés par des conflits, des chocs, entre civilisations ? Rien ne permet de l'exclure.

Réserves

Cette thèse, que des critiques nombreuses, mais jamais déterminantes (pour ce que j'en ai lu), résiste plutôt bien et doit être connue de tous ceux que la géopolitique intéresse. Elle doit, bien entendu, être complétée par, en particulier, des analyses plus fines des causes immédiates des conflits. En effet, si elle encadre leur déroulement (alliances internes aux blocs, dynamique et modes de résolution particuliers, etc.), elle n'aide pas toujours à comprendre les déclenchements spécifiques et leur évolution initiale souvent chaotique. C'est ma réserve majeure.

J'y ajouterais aussi une certaine insatisfaction sur le contenu des blocs de civilisation. Je l'ai déjà mentionné pour l'Islam. Et l'Inde, si diverse et la Chine et même l'occident ?

Une lecture riche et ouverte

Le livre fournit aussi mille éclairages intéressants. Il affirme, par exemple (p130) que la démocratie renforce la division des civilisations, car les voix des électeurs vont vers ce qui est "le plus populaire, en général ce qui est ethnique, nationaliste et religieux".
Et il pose aussi des questions dont notre avenir dépend. La Chine sera-t-elle au 21e s. ce qu' a été l'Allemagne au 19e s ? Une partition de l'Ukraine est-elle évitable ( question posée en 1996) ? L'Islam peut-il avoir d'autres alliés que la Chine ? Une guerre en Asie pourra-t-elle être évitée ?
Non, le Choc des civilisations ne permet pas de tout prévoir...

Odile Jacob (1996) - 547 pages