finkielkraut modernes
 
Ce livre part, au fond, de la constatation que le jeu libre et responsable de la raison, le signe et l'orgueil du "moderne", en voulant détruire le déraisonnable, engendre des monstres que l'on n'attendait pas . D'où la question "faut-il être moderne ?". La réponse sera "oui, avec prudence" à l'issue d'un parcours en quatre leçons, éclairant, mais difficile.
La difficulté de cette lecture tient certes au contenu qui demande de l'attention pour être saisi. Mais elle tient aussi au style de AF passant d'une idée à l'autre, amoureux de l'expression qui sonne bien même si elle n'est pas toujours indispensable, parfois discursif là où une pause, une synthèse seraient utiles. Mais l'effort surmonté apporte sa récompense.

La première leçon est une traversée de la genèse de ce concept de "moderne" qui a pris forme à la Renaissance, quand l'homme a perçu que sa liberté lui donnait l'opportunité de se façonner lui-même, en opposition avec l'ordre hiérarchique immuable donné par les dieux. Mais, pour se construire, il lui faut du temps (ce sera l'histoire, déifiée par la suite) et l'usage de la raison, elle aussi quelque peu déifiée, pour conduire cette action. L'homme devient alors un matériau encore imparfait, une pâte à modeler que l'on triture sur la "table rase", mais qui perd ainsi une part de sa dignité. Tout ce qui entrave alors la voie de "l'homme nouveau" ou ne prend pas ce chemin royal est à éliminer, conduisant à nier le tragique de la condition humaine et autorisant en bonne conscience les holocaustes communistes ou nazis.

La seconde leçon nous fait saisir la dislocation de notre pensée moderne entre deux voies : une méthode génératrice d'actes efficaces, la science, et une pensée littéraire qui intègre en harmonie le passé et l'inintelligible à la raison brute. L'humanisme, de même, se déchire entre une voie qui ne se fie qu'à la méthode, celle de la table rase pour mieux construire, et une autre qui veut continuer à accepter le passé même s'il présente, pour la raison moderne, des errements que l'on ne peut plus admettre, mais qui ont façonné l'homme. Que la première voie ait dominé le siècle passé est évident, privilégiant l'intelligible en tout et plaçant tout sous le joug de la volonté humaine. Un sous produit de cette vision mécanicienne est d'ailleurs l'idée que l'homme n'est qu'un conditionnement de la société et sa culture une simple pratique sociale ! Et comme tout ne peut se réaliser qu'au cours de notre vie, celle-ci se place alors au centre des préoccupations et des attentes.

La troisième leçon tente de "penser le 20ème siècle", un monde qui a cessé d'être immuable et où le "progrès" éblouit, mais génère de nouvelles inégalités et de nouveaux conflits. La guerre de 1914, puis l'essai de façonnage de l'homme par les totalitarismes conduiront à l'immense déception qui laisse aujourd'hui le monde confronté à la part d'incertain qu'il semble receler de manière irréductible. Et les intellectuels, qui se sont prêtés à ces manipulations aient perdu leur crédibilité, n'est pas fait pour étonner, transformés en simple chiens de garde d'idéologies suicidaires. L'Europe, qui a été à l'origine de cette crise, depuis la folie de 1914, a cessé d'être un modèle d'organisation valable du monde.

La quatrième et dernière leçon pose la question des limites. L'homme moderne a en effet , à l'image des anciens dieux, outrepassé toute limite : Prométhée n'est plus un fautif, mais un exemple. A tel point que peu à peu s'est imposée l'idée que tout est possible à notre volonté. Le malheur même et la mort sont frappés d'illégitimité ! Mais la plainte devient accusatrice. L'homme devient, à tort ou à raison, responsable de tout ; il est victime de lui même. Alors, renaît un besoin de limites devant ce qui se perçoit maintenant comme un danger.

AF conclut ce parcours descriptif de notre état sur une évidence : nous ne choisissons pas d'être modernes. Nous le sommes. Mais soyons le avec prudence, plus que nous n'en avons eu jusqu'ici. Certes ...
 
Editions ellipses (2005) - 358 pages